Parmi les effets connus de l’alcool, le trou noir est un phénomène courant. S’il n’est pas lié à la gueule de bois et tout aussi peu prévisible, il accompagne certains modes de consommation excessifs dont on connaît maintenant l’impact sur la mémoire : explications.
Dans le ciel, un trou noir est un objet dont rien, ni lumière ni matière, ne peut s’échapper ; le trou noir est invisible. Sur la terre, un trou noir n’est pas visible mais il est ressenti car c’est un « trou de vie » : le trou noir est défini par un « oubli » des faits qui se sont déroulés pendant une période d’ivresse alcoolique, alors que la personne était restée consciente, continuant à parler et à agir. Mais à la différence du trou céleste qui retient la matière prisonnière, le trou noir alcoolique, « blackout » en anglais, est vide, rien n’y a été stocké.
Le trou noir peut être complet ou partiel. Lorsqu’il est complet, la perte de mémoire des événements est totale et permanente, aucun souvenir ne peut ressurgir à l’esprit. Lorsqu’il est partiel, des souvenirs fragmentaires peuvent revenir à l’aide de stimulations extérieures (par exemple : discussion avec les personnes présentes lors des événements, retour sur les lieux, écoute de la musique diffusée pendant les événements…).
La survenue d’un trou noir est liée à deux conditions : une alcoolémie élevée ET une montée rapide du taux d’alcool dans le sang. Donc boire vite et beaucoup, lors de jeux à boire, neknomination ou autres formes de binge-drinking, favorise grandement la survenue d’un trou noir. Si de plus on est à jeûn, cela aggrave le risque car l’alcool passe encore plus vite dans le sang….. Le taux d’alcool dans le sang à partir duquel un trou noir peut survenir n’est bien sûr pas connu avec précision car ce taux ne peut être évalué qu’après les faits en reconstituant l’histoire de la consommation ; en dépit de ces incertitudes, on estime que le risque de survenue d’un trou noir survient à partir d’une alcoolémie égale à 1,4 g/l, soit 6 à 7 verres. Certaines études suggèrent que les trous noirs surviendraient plus fréquemment chez les filles que chez les garçons mais cela reste à confirmer.
Un trou noir est la conséquence d’un défaut partiel ou total du stockage de l’information en mémoire. Selon les théories en vigueur, la mémoire est organisée en deux grands espaces de stockage des informations en interaction permanente : la mémoire à court terme, dite mémoire de travail, et la mémoire à long terme, elle-même scindée en mémoire sémantique et mémoire épisodique.
La mémoire de travail est un système de mémoire responsable de la manipulation et du maintien temporaire des informations nécessaires à la réalisation des activités en cours. Cette mémoire est active et relativement opérationnelle pendant l’alcoolisation, bien que pouvant être altérée par la répétition des sessions de binge-drinking.
La mémoire à long terme sémantique est celle des mots et des concepts permettant donc la compréhension et l’utilisation du langage. Elle concerne également l’ensemble des connaissances que nous avons du monde en général ainsi que les connaissances sur soi-même. Cette mémoire est relativement épargnée des effets de l’alcoolisation aiguë.
La mémoire épisodique, chargée de stocker les expériences vécues, permet de se souvenir avec précision d’un événement car sont enregistrés en un seul souvenir non seulement ce qui s’est passé mais aussi où, quand et avec qui. Elle est profondément affectée en cas d’alcoolisation importante et cela se traduira par un trou noir au réveil : l’événement et son contexte n’ont pas été enregistrés, on ne peut donc pas s’en souvenir.
Les théories sur la mémoire, forgées sur les connaissances actuelles, estiment que les souvenirs sont créés dans l’hippocampe et probablement stockés à long terme dans le néocortex, c’est-à-dire la couche externe des hémisphères cérébraux. Si la base moléculaire de la mémoire n’est pas encore élucidée, on sait par contre que la création d’un souvenir dans l’hippocampe est conditionnée par une forme particulière de transmission des signaux entre deux neurones, via leurs synapses, appelée la potentialisation à long terme (PLT).
La PLT est un processus de renforcement synaptique correspondant à une augmentation d'amplitude de la réponse post-synaptique à la suite d'une intense activation pré-synaptique ; en d’autres termes, la PLT permet d’amplifier dans le neurone en aval le signal provenant du neurone en amont, ce qui doit probablement permettre d’encoder, « d’imprimer », le souvenir en profondeur et de façon durable.
Le neurotransmetteur impliqué dans la PLT est le glutamate, un transmetteur dit « excitateur », et son récepteur est le NMDA. L’alcool inhibe le fonctionnement du récepteur NMDA en réduisant l’entrée de calcium dans la cellule, ce qui empêche l’activation des mécanismes intra-cellulaires pouvant provoquer la PLT. Comment l’alcool s’y prend pour réduire le flux de Ca++ est un mécanisme qui échappe encore aux chercheurs. Au laboratoire, sur des coupes d’hippocampe, les récepteurs NMDA sont inhibés dès une concentration d’alcool égale à 1g/l, dose bien souvent dépassée au cours d’un binge-drinking.
Aucun signe extérieur ne permet de prévoir la survenue d’un trou noir chez une personne en train de s’alcooliser car elle reste consciente. Nul, ni elle-même, ne peut savoir qu’elle n’enregistre aucun souvenir de ce qui se passe. Comme le trou noir n’est constaté qu’au « réveil » de la période d’alcoolisation, cela pose la question de la responsabilité des éventuelles violences, physiques, verbales ou sexuelles, qui se sont déroulées et que la personne a commises ou dont elle a été victime. Assumer quelque chose qu’on a commis ou auquel on a consenti alors qu’on en a aucun souvenir est une épreuve souvent bouleversante.
Beaunieux
Hélène Beaunieux est professeur de neuropsychologie à l'Université de Caen Normandie, rattachée au laboratoire de Psychologie Caen Normandie.
Nalpas
MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm
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Loan est graphiste et illustratrice indépendante spécialisée en illustration scientifique, didactique et en vulgarisation.
C'est une ancienne étudiante du DSAA Design d'Illustration Scientifique à l'Ecole Estienne à Paris.
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Tiphaine Roland est une illustratrice scientifique et designer graphique freelance, diplômée de l'école Estienne.
À cheval entre art, science et illustration, le métier d'illustrateur scientifique se distingue par son caractère hybride. Spécialisé dans les domaines scientifiques et médicaux, son rôle est celui d'un médiateur entre professionnels de la science et différents publics.