Le binge drinking du point de vue scientifique

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Le binge drinking du point de vue scientifique

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Les scientifiques se penchent sur un comportement répandu chez les jeunes pour comprendre son impact sur le cerveau.

Publié le: 
16/09/2016
Modifié le: 
18/11/2016
La définition scientifique

Le binge drinking est un terme anglo-saxon qu’on pourrait traduire par « alcoolisation ponctuelle importante », « biture express » ou encore « beuverie express ». Si ce terme n’est pas vraiment utilisé dans la vie courante, comme l’explique si bien Norman dans sa vidéo “L’Alcool”, il désigne cependant un mode de consommation répandu chez les jeunes. Il consiste à boire de l’alcool, le plus rapidement possible et en grandes quantités. L’objectif essentiel est d’atteindre en un temps record l’ivresse et la « défonce », parfois grâce au mélange d’alcool et de boissons énergisantes pour « monter » plus vite.

Les scientifiques américains définissent le binge drinking comme un mode de consommation d’alcool qui aboutit à une alcoolémie supérieure à 0,8 g/l en moins de 2 heures, soit l’absorption d’au moins 5 verres chez les garçons et 4 chez les filles.

Les niveaux de consommation et la vitesse peuvent aller bien au delà de ces seuils et la gueule de bois voire le coma éthylique sont fréquents parmi les adeptes du binge drinking.

L’ivresse se manifeste par des modifications du comportement. Dans une première phase « euphorique », on rit, on chante à tue-tête, on parle sans arrêt, on peut dire n’importe quoi, on aborde tout le monde,... on est complètement désinhibé tout en ayant du mal à tenir debout ! Après cette première phase, dont la durée est variable d’une personne à l’autre, survient la phase « dépressive » caractérisée par un ralentissement général de l’activité, une diminution du tonus musculaire, une fatigue, une baisse de la tension artérielle et un endormissement. L’alcool est un dépresseur de l’activité cérébrale comme le sont les somnifères. Des troubles digestifs, de type nausées et vomissements, interviennent fréquemment lors de cette phase. Le lendemain, il arrive souvent qu’on ait du mal à se souvenir de tout ce qui s’est passé la veille, c’est le fameux un trou noir souvent associé à la gueule de bois (nausée, migraines,…).

Ces effets sur le comportement sont la conséquence directe de l’inondation du cerveau par l’alcool. Le plus souvent les épisodes de binge drinking se répètent, à une fréquence variable d’un sujet à l’autre ; le cerveau est exposé à une alternance d’intoxications et de « sevrages ».

Effets sur les fonctions cognitives

Les manifestations comportementales, fonctionnelles, de l’alcoolisation aiguë sont réversibles en un laps de temps variable selon les individus, même s’il existe un « trou noir » le lendemain. La vie reprend comme avant, mais les chercheurs, eux, se demandent s’il existe des conséquences sur les performances cognitives à la suite du binge drinking (cognition = ensemble des processus mentaux qui se rapportent à la fonction de connaissance).

Les investigations se sont appuyées sur des tests de psychologie expérimentale et sur l’imagerie cérébrale. Les sujets étudiés étaient des « binge drinker » qui étaient comparés à des sujets « contrôle » du même âge consommant aussi de l’alcool mais pas adeptes du « binge ». Les épreuves étaient réalisées en général plusieurs semaines après le dernier épisode de « binge ». Toutefois, comme dans ces études les binge drinkers étaient aussi le plus souvent des fumeurs ou des consommateurs de cannabis et éventuellement d’autres drogues, on ne peut donc pas  exclure que les dommages cérébraux induits par le « binge » aient été majorés  par les produits associés.

Plusieurs protocoles ont été utilisés :

  • Tests de mémoire de travail verbale : répéter à l’envers une séquence de nombres prononcée par l’examinateur ;
  • Tests de mémoire de travail spatiale : reproduire en sens inverse des alignements de cubes dont le nombre augmente à chaque essai ;
  • Test de mémoire à long terme verbale : apprentissage de liste de mots puis rappel après un délai de rétention ;
  • Tests de fluence verbale : énumérer le maximum de mots commençant par une lettre donnée en l’espace d’une minute ;
  • Tests de planification : dessiner sur une carte comportant 12 lieux d’intérêt le trajet permettant de visiter 6 d’entre eux en respectant les consignes données (par exemple ne jamais faire de marche arrière) ;
  • Test de prise de décision : réussir à prendre en considération les risques et les bénéfices pour prendre les bonnes décisions lors d’une tâche simulant un jeu d’argent.
  • Tests de rapidité de décision : appuyer sur une touche lors de l’apparition d’un signal et arrêter d’appuyer lors de l’apparition d’un autre etc….

Certains de ces protocoles étaient couplés avec un enregistrement électro-encéphalographiques ou avec de l’imagerie cérébrale fonctionnelle. 

Etudiants assis sur des livres et se tirant les cheveux
Ustyujanin / Shutterstock

L’ensemble des études de psychologie expérimentale retrouvent un même résultat :

Le binge drinking altère la mémoire de travail. 

La mémoire de travail, c’est-à-dire le stockage temporaire et la manipulation des informations, est une composante majeure des fonctions exécutives, ces processus qui nous permettent de s’adapter à toute nouvelle situation. Elle joue aussi un rôle essentiel dans le développement du raisonnement et de la logique. Tous les déficits de cette mémoire de travail induits par la consommation excessive d’alcool peuvent donc avoir des répercussions négatives notables sur la vie quotidienne.

Sur le modèle animal l’atteinte de la mémoire de travail est observée après une seule session de binge drinking. De plus, même après une période sans consommation d’alcool, le sujet « binge-drinker » a plus de difficulté à retenir une information et à la manipuler qu’un sujet non « binge-drinker ». Certaines études observent des troubles de la planification mais d’autres non. Des auteurs ont également décrit des difficultés à enregistrer de nouvelles informations verbales en mémoire à long terme ou encore des prises de décision plus risquées chez les sujets « binge-drinker » plusieurs jours après le dernier « binge » en comparaison de sujets contrôles. Des travaux indiquent que le cerveau des filles serait plus vulnérable aux conséquences du binge-drinking que celui des garçons.

Effets morphologiques sur le cerveau

Chez les jeunes binge drinkers, les études d’imagerie cérébrale par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) ont mis en évidence de nombreuses atteintes morphologiques et fonctionnelles tant au niveau de la substance grise - les neurones - que blanche - les axones -, comme par exemple la réduction du volume de l’hippocampe, de différentes aires corticales frontales et préfrontales, et du cervelet. Ces structures cérébrales jouent un rôle majeur dans les processus d’apprentissage, de mémorisation et dans les fonctions exécutives. Du point de vue fonctionnel, il a été montré une augmentation de l’activité frontale et pariétale (arrière du lobe frontal) associée à une diminution de l’activité de l’hippocampe suggérant que le travail à effectuer pour mémoriser une information était plus élevé et que le stockage était moins performant. On a également détecté une activité élevée de l’amygdale, structure impliquée dans la gestion des émotions, de la peur et de l’anxiété, dans les tâches de prise de décision et une altération des circuits impliqués dans la réaction aux émotions.

Illustration de l'anatomie du cerveau en 3D en coupe vue de 3/4 face

La différence avec les adultes

           Les études d’imagerie ont montré que les lésions provoquées par le binge drinking ressemblent étrangement, mais à un degré moindre de sévérité, à celles observées chez les sujets adultes alcoolodépendants.

           Par contre, au niveau cognitif, comparativement aux adultes, les adolescents présentent une plus grande sensibilité aux effets nocifs de l’alcool sur les phénomènes d’apprentissage et de mémorisation. Les modèles animaux de binge drinking ont de fait montré que le cerveau adolescent est plus vulnérable aux effets de l’alcool comparativement à l’âge adulte avec en particulier des atteintes du cortex frontal et de l’hippocampe.

Effets à long terme

Le devenir à long-terme de ces anomalies n’est pas connu faute de suivi de “binge-drinkers” sur de nombreuses années. Les études actuelles semblent converger vers une neurotoxicité importante du binge drinking : ce comportement déclenche des phénomènes neuro-inflammatoires responsables des atteintes cérébrales qui pourraient persister à très long terme. Les filles développeraient une neuro-inflammation supérieure à celles des garçons, ce qui pourrait expliquer chez elles les conséquences plus sévères du binge drinking observés dans certaines études. Les rats adolescents exposés à l’alcool de façon intermittente afin de mimer celle du type binge drinking présentent des déficits de mémoire de travail ainsi qu’une majoration de l’anxiété lorsqu’ils sont devenus jeunes adultes ; de plus ils deviennent beaucoup plus facilement dépendants à l’alcool.

On peut supposer que l’arrêt de ces alcoolisations massives devrait permettre la régression des perturbations. L’inverse, leur persistance, ne devrait que les aggraver. De fait une étude bien documentée a montré que la sévérité des lésions était fonction non seulement de la quantité d’alcool absorbée au cours du binge mais aussi de sa fréquence de répétition.

Explications au niveau moléculaire

Le siège de la mémoire de travail est le cortex pré-frontal alors que celui de la mémoire « à long terme » est l’hippocampe. Les réseaux de neurones du cortex pré-frontal ont la capacité de maintenir une activité pendant une courte période une fois que le stimulus externe a disparu : par exemple, le numéro de téléphone qu’on vient de me communiquer et auquel je dois appeler dans 3 minutes. Cette période est capitale, elle est spécifique de la notion dont on doit se souvenir et elle est résistante aux stimuli perturbateurs car elle ne va conserver que l’information pertinente.

Les données actuelles suggèrent que le fonctionnement de la mémoire de travail est largement sous la dépendance de l’activité des réseaux dopaminergiques. Ceux-ci sont régulés par les réseaux activateurs dont le neurotransmetteur est le glutamate et les réseaux inhibiteurs (= freinateurs) qui utilisent le GABA  mais nous nous concentrerons ici sur la dopamine. Par exemple, chez le singe, le blocage des récepteurs à la dopamine  altère la mémoire de travail alors que l’administration de substances mimant la dopamine l’améliore. Toutefois trop augmenter la concentration de dopamine n’entraînera pas pour autant une mémoire de travail faramineuse !  

Il existe deux grands types de récepteurs à la dopamine D1 et D2. Dans le cortex préfrontal, les D1 sont largement plus nombreux que les D2 qui, eux, sont localisés surtout dans le striatum, structure largement impliquée dans le système de récompense. Cortex préfrontal et striatum communiquent entre eux par des réseaux de neurones. Des travaux suggèrent que la libération de dopamine dans le cerveau s’effectue soit de façon tonique (= soutenue) soit de façon phasique (= par impulsions). La dopamine « tonique », sous dépendance des récepteurs D1, aurait pour effet de maintenir l’information en mémoire de travail en évitant les signaux distractifs alors que la dopamine « phasique », sous dépendance des récepteurs D2, aurait pour mission de signaler qu’il est temps de réactualiser l’information déjà en mémoire lorsque cela est nécessaire et  d’autre part d’avertir que de nouvelles informations sont en attente de mémorisation.

En conséquence la stimulation des récepteurs du cortex préfrontal, qui sont largement D1, va promouvoir la stabilité de l’information en mémoire alors que la stimulation des récepteurs du striatum, largement de type D2, va activer la mémorisation des nouvelles informations. Ces deux composantes doivent se compléter réciproquement : si on est trop stable (D1+++), on devient inflexible et imperméable à toute nouvelle information ; si on est trop flexible (D2+++), on devient distrait.

L’alcool, comme l’ensemble des produits psychoactifs, stimule la voie D1 et augmente la libération de dopamine, ce qui contribue à la sensation de plaisir. A l’inverse l’activité de la voie D2 est ralentie. En conséquence la mémoire de travail va être stabilisée et même fixée sur une information du fait de la vigueur de la voie D1 alors que le renouvellement d’informations sera défaillant en raison de la faiblesse de la voie D2. La persistance de ces modifications bien après l’épisode de binge pourrait expliquer, au moins en partie, les troubles de la mémoire de travail.

BONUS VIDEO : NORMAN - L'ALCOOL par NORMAN FAIT DES VIDÉOS

 

Auteur(s): 
Bertrand

Nalpas

MD, PhD, Directeur de recherche émérite - Inserm

MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm

Mickaël

Naassila

Professeur de physiologie - Univ Picardie Jules Verne - INSERM ERi 24

Mickaël Naassila est chercheur depuis 20 ans sur l'addiction à l'alcool. Il est Professeur des Universités à l'Université de Picardie Jules Verne et Directeur du Groupe de Recherche sur l'Alcool & les Pharmacodépendances (GRAP) - Unité INSERM ERi 24.
Il est aussi l'auteur du livre "Alcool, plaisir ou souffrance" - collection Choc santé - paru en mai 2017 - http://www.muscadier.fr/catalogue/alcool-plaisir-ou-souffrance/

Hélène

Beaunieux

Professeur de Neuropsychologie - Université de Caen

UFR de Psychologie
Inserm-EPHE-UCBN U1077 Neuropsychologie cognitive et neuroanatomie fonctionnelle de la mémoire humaine

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Louise

18 ans

Maëline

16 ans
 
Les ivresses ponctuelles à répétition diminuent la capacité de mémorisation
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