Mammifères et plantes psychoactives : les liaisons mystérieuses

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Mammifères et plantes psychoactives : les liaisons mystérieuses

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Retour aux origines des plantes psychoactives dont on extrait les drogues pour élucider le mystère de leurs effets à la fois toxiques et addictifs sur les animaux et les hommes

Publié le: 
12/01/2018
Des plantes psychoactives intelligentes ?

Les plantes sont « sorties » des océans il y a environ 400 millions d’années et ont progressivement colonisé presque tous les continents, ce qui témoigne d’une très grande capacité d’adaptation. Les lointaines descendantes de ces pionnières sont même devenues au cours de leur évolution terrestre « intelligentes », en tout cas plus « intelligentes » que nous, Homo sapiens, avons tendance à le penser. Des études récentes révèlent en effet que les plantes peuvent percevoir certains changements de leur environnement et y répondre en modifiant leurs « comportements », modifications le plus souvent seulement visibles en film accéléré. Les plantes semblent aussi pouvoir « apprendre » de leurs expériences passées et communiquer entre elles grâce à des signaux chimiques. Elles pourraient même prendre des « décisions » et faire des « choix ». Tous ces « comportements intelligents » pourraient laisser croire à l’existence d’une « pensée » ou « conscience » chez les plantes. Toutefois, il leur manque un élément essentiel à la vie mentale telle que nous la connaissons chez les animaux, à savoir les neurones et les circuits neuronaux complexes de traitement de l’information qu’ils forment en se connectant entre eux grâce aux synapses. Par exemple, le cerveau d’Homo sapiens compte environ 86 milliards de neurones et 1000 billions de synapses, ce qui fait de lui l’objet le plus complexe de l’univers connu. Pascal avait en son temps comparé l’être humain à un roseau pensant mais il est très improbable qu’avec zéro neurone, un roseau puisse penser. Même si les plantes présentent certains « comportements intelligents », rien ne nous permet de penser qu’elles pensent.

Malgré tout – et c’est là une des grandes merveilles de la biologie – certaines plantes ont néanmoins réussi, au cours de leur longue coévolution avec les animaux« sortis » des océans peu après elles, à déchiffrer les clés de leurs cerveaux et donc potentiellement de leurs pensées et de leurs comportements. Ce sont les plantes psychoactives. Grâce à une source d’énergie abondante (le soleil), quelques éléments chimiques de base (carbone, oxygène, hydrogène et azote) et beaucoup, beaucoup de temps (des millions d’années), ces plantes sont parvenues à reproduire, plus ou moins fidèlement, la plupart des molécules que les neurones utilisent pour communiquer entre eux au travers des synapses, à savoir les neurotransmetteurs.

Il existe environ une centaine de neurotransmetteurs différents dans le cerveau humain et chacun transmet une information spécifique qui peut être lue par seulement quelques protéines neuroréceptrices.

En imitant ces neurotransmetteurs, les plantes auraient donc inventé un moyen efficace d’influencer le fonctionnement du cerveau des animaux. Chez Homo sapiens, la consommation de plantes psychoactives peut générer de profondes altérations de la vie mentale, telles que, par exemple, de vives hallucinations mais aussi des sensations de plaisir intense.

Citons quelques molécules psychoactives parmi les plus connues et aussi les plus utilisées par Homo sapiens, avec entre parenthèses le nom latin des différentes plantes qui les fabriquent :

  • caféine (Coffea arabica),
  • nicotine (Nicotiana tabacum),
  • théobromine (Theobroma cacao),
  • delta 9-tetrahydrocannabinol (Cannabis sativa ou indica) ou THC,
  • morphine (Papaver somniferum),
  • cocaïne (Erythroxylum coca),
  • codéine (Papaver somniferum),
  • mescaline (Lophophora williamsii) et
  • cathinone (Catha edulis).

Ces différentes molécules sont dites neuromimétiques car elles imitent différents neurotransmetteurs, ce qui explique leurs effets psychoactifs variés. Par exemple, la nicotine va imiter l’acétylcholine et le THC, les endocannabinoïdes (p. ex. l’anandamide). Toutefois, malgré cette variété chimique, ces molécules ont toute en commun la propriété de stimuler, plus ou moins directement, le circuit neuronal de la récompense chez un grand nombre d’animaux, ce qui explique leur potentiel addictif commun. Chez Homo sapiens ainsi que chez tous les autres mammifères étudiés jusqu’à présent, le circuit de la récompense est composé principalement par les neurones à dopamine de l’aire tegmentale ventrale. Ces neurones projettent leurs axones vers l’avant du cerveau, notamment vers le noyau accumbens et le cortex préfrontal, et leur activité peut être régulée directement ou indirectement par de multiples neurorécepteurs.

Le circuit de la récompense
Le circuit de la récompense

Donc, apparemment, à défaut d’avoir des neurones pour penser, les plantes psychoactives ont développé des molécules neuromimétiques capables d’influencer le cerveau des animaux et même de les récompenser. Nous pourrions dire, en exagérant certes un peu, que grâce aux effets psychoactifs qu’elles génèrent chez les animaux, ces plantes pensent par procuration. Mais pourquoi au juste ? Quel avantage sélectif tirent-t-elles de ces effets psychoactifs ? Nous savons qu’aucune molécule psychoactive connue ne joue un rôle essentiel dans les grandes fonctions cellulaires et/ou intercellulaires de la plante elle-même. Par exemple, des expériences ont montré que des plantes qui ont perdu leur capacité de synthétiser des molécules psychoactives, suite à une modification génétique, se développent, croissent et se reproduisent normalement. La fonction première de ces molécules semble donc bien être d’influencer le cerveau ou le système nerveux des animaux.  Nous allons voir ce qui a poussé les plantes à agir ainsi grâce à la « lumière de l’évolution ». Cependant, ce faisant, nous découvrirons comment cette lumière jette sur les effets récompensants de ces molécules une nouvelle ombre que la recherche scientifique n’a pas encore réussi à éclaircir à ce jour.

Les molécules psychoactives comme arme de défense chimique

En fait, le mystère des molécules psychoactives disparaît si on considère ces molécules comme une arme que les plantes utilisent pour se défendre et punir, souvent de mort, les nombreux animaux herbivores qui cherchent à s’en nourrir. Depuis leur « sortie » des océans, les plantes n’ont eu en effet de cesse pour survivre de lutter contre les attaques répétées de ces derniers. Étant immobiles, elles ont dû innover et inventer plusieurs types d’armes pour se défendre dont des armes chimiques.

On estime aujourd’hui que l’arsenal de défense chimique fabriqué par toutes les plantes réunies compte environ 100 000 toxines différentes, chacune capable d’empoisonner ou d’intoxiquer différentes sortes d’herbivores, allant des bactéries aux gros mammifères, en passant par les insectes.

Les molécules psychoactives ne seraient qu’une famille de toxines parmi d’autres dans ce vaste arsenal. Et pas la moindre ! En effet, altérer le fonctionnement des neurones revient à altérer toutes les grandes fonctions vitales et comportementales des animaux. Par exemple, il est aujourd’hui bien établi que la nicotine agit comme un puissant insecticide naturel. Elle tue les insectes principalement en paralysant leurs muscles. Des études ont démontré que des plants de tabac qui ont perdu la capacité de synthétiser la nicotine, suite à une modification génétique, se font attaquer plus souvent par les insectes herbivores. Inversement, des plants de tabac génétiquement modifiés chez qui la synthèse de nicotine a été dopée artificiellement sont peu ou pas attaqués. La cocaïne, la caféine et le THC agiraient également comme des pesticides naturels, bien que via des mécanismes différents. A fortes doses, tous ces pesticides naturels peuvent aussi devenir dangereux, voire même mortels, pour les plus gros herbivores, y compris pour les omnivores comme Homo sapiens.

Les herbivores contre-attaquent

Confrontés à un tel arsenal, les herbivores ont dû s’adapter et développer en retour des contre-mesures, plus ou moins efficaces, pour survivre et se reproduire. Certains animaux ont notamment développé au cours de l’évolution des comportements de consommation plus prudents mais aussi des capacités de détection des plantes toxiques plus rapides, notamment dès la première mise en bouche. Par exemple, les mammifères terrestres ont développé un large éventail de récepteurs gustatifs capables de reconnaître différentes toxines végétales. Leur activation déclenche une réaction amère de dégoût et un arrêt de la consommation, réduisant ainsi l’exposition de l’animal aux effets toxiques de la plante consommée. Par exemple, Homo sapiens possède une quarantaine environ de récepteurs différents à l’amer, ce qui permet la détection d’un large spectre de molécules toxiques. A titre de comparaison, il n’a qu’un seul récepteur au sucré. La plupart des toxines psychoactives ont un goût amer. En plus de cette première ligne de défense, certains herbivores ont aussi développé des mécanismes de défense postingestifs et notamment une formidable machinerie de détoxification enzymatique. Par exemple, chez de nombreux herbivores mammifères, le foie contient une batterie d’enzymes qui permet de neutraliser un grand nombre de toxines, y compris la plupart des toxines psychoactives connues, avant qu’elles ne s’accumulent trop dans le sang. Enfin, certains herbivores ont également développé des mécanismes d’apprentissage alimentaire sophistiqué qui leur permettent d’apprendre à éviter de manger de nouvelles plantes toxiques.

Ces contre-adaptations ont rendu possible l’évolution chez certains animaux d’une capacité d’exploiter les toxines des plantes à leur propre avantage. Ces animaux n’évitent plus mais au contraire recherchent à ingérer des plantes toxiques, non pour leur valeur nutritive, mais pour obtenir leurs précieux toxiques. On parle alors de pharmacophagie. Par exemple, certains animaux ont développé la capacité de stocker dans leur corps certaines toxines végétales issues de leur alimentation, devenant toxiques à leur tour, ce qui leur confère une protection contre certains prédateurs. D’autres animaux ont acquis au cours de leur évolution un goût prononcé pour certaines plantes psychoactives quand ils sont infectés par des endoparasites plus sensibles qu’eux à leurs effets toxiques. Ce comportement d’automédication a été observé chez certaines espèces animales dans leurs habitats naturels.

Chez Homo sapiens, des études récentes suggèrent que la forte consommation de tabac ou de cannabis pourrait être en partie motivée par le besoin de lutter contre des taux élevés de vers parasitaires intestinaux.

Cette automédication survient apparemment sans que les individus infectés en soient conscients. Il est possible qu’au cours de l’évolution, ce comportement pharmacophagique à visée thérapeutique se soit diversifié et adapté pour répondre à d’autres pressions de sélection que la seule lutte antiparasitaire. Ce comportement pourrait avoir évolué ultérieurement vers la recherche et l’exploitation de certains effets psychotropes avantageux, comme les effets coupe-faim ou antifatigue de certaines molécules psychoactives. Bien avant la transition néolithique, il y a environ 10 000 ans avant notre ère, Homo sapiens utilisait sans doute déjà des plantes pour ces effets psychotropes utiles. En revanche, nous ne savons pas si d’autres espèces animales ont développé un tel usage dans leurs habitats naturels.

La « lumière de l’évolution » semble donc éclaircir le mystère de la présence de molécules psychoactives dans des plantes sans neurones ni pensées.Theodosius Dobzhansky avait donc raison : « Rien n’a de sens en biologie, si ce n’est à la lumière de l’évolution ».

Quand l’arme de défense chimique est détournée en récompense

Toutefois, cette lumière jette une ombre sur les effets récompensants de ces molécules. Si les plantes psychoactives ont développé des toxines neuromimétiques pour punir les herbivores qui s’en nourrissent, alors pourquoi la plupart de ces molécules stimulent-elles également le circuit neuronal de la récompense chez de nombreux animaux ? C’est très paradoxal car cette stimulation va récompenser le comportement alimentaire de l’herbivore et donc promouvoir sa répétition au lieu de le punir. Tout se passe comme si l’arme chimique se retournait contre la plante. Ce paradoxe est d’autant plus troublant que, comme nous l’avons déjà remarqué, les nombreuses molécules psychoactives récompensantes ont des structures chimiques différentes et ciblent donc des neurorécepteurs différents dans le circuit neuronal de la récompense. Est-ce que l’évolution des plantes psychoactives aurait pris pour cible le circuit de la récompense des animaux ? Comment résoudre ce mystérieux paradoxe ?

Selon une première hypothèse, les plantes psychoactives auraient trouvé au cours de l’évolution un avantage à manipuler chimiquement le circuit de la récompense des animaux. De même que les plantes à fleurs utilisent certains sucres dans leurs nectars et leurs fruits (c.-à-d. saccharose, glucose et fructose) pour attirer et récompenser certains animaux utiles à leur survie et à leur reproduction (p. ex. les insectes pollinisateurs et les singes frugivores), de même les plantes psychoactives utiliseraient certaines molécules psychoactives récompensantes pour mieux se multiplier et se reproduire grâce à certains animaux sensibles à leurs effets. Force est de constater aujourd’hui que, grâce à Homo sapiens, la plupart des plantes psychoactives se sont en effet multipliées et répandues largement sur la surface de la terre. Par exemple, Nicotiana tabacum poussait à l’origine dans une petite région d’Amérique Centrale. Aujourd’hui, cette plante et ses variantes ont conquis le monde. Elles sont cultivées presque sur tous les continents. Cannabis sativa ou indica qui produit le THC a suivi, à peu de choses près, le même destin expansionniste. Bien que la survie d’Erythroxylum coca soit plus exigeante au plan géographique, sa zone d’expansion s’est néanmoins considérablement élargie. Originaire d’une petite région humide de la Cordillère des Andes, cette plante pousse aujourd’hui dans presque tous les pays d’Amérique du Sud.

Il ne fait donc aucun doute que les plantes psychoactives ont bien « profité » des effets récompensants qu’elles procurent à Homo sapiens. Toutefois, cette première hypothèse est fallacieuse et pour une raison assez simple.

Toutes les plantes psychoactives connues sont apparues bien avant leur rencontre avec Homo sapiens.

Par exemple, la plante coca a commencé à synthétiser la cocaïne avant l’arrivée des premiers hommes dans la Cordillère des Andes, après qu’ils eussent traversé le détroit de Béring et tout le continent américain, il y a de cela environ 35 000 ans.

Par ailleurs, malgré quelques observations très anecdotiques, presque toutes réalisées par le psychopharmacologue américain Ronald Siegel, il ne semble pas que les animaux recherchent et utilisent dans leurs milieux naturels des plantes psychoactives pour ressentir les effets récompensants de leurs molécules. Donc, contrairement aux sucres contenus dans le nectar des fleurs ou dans les fruits, ces molécules ne semblent donc pas avoir évolué pour récompenser les animaux.

En résolvant le mystère de la présence de molécules neuromimétiques psychoactives chez les plantes, la « lumière de l’évolution » a créé un nouveau mystère qu’elle n’a pas encore réussi à éclaircir. C’est le mystère ou le paradoxe des toxines récompensantes d’origine végétale.

En fait, une autre hypothèse que rien ne permet d’exclure aujourd’hui serait que ces toxines récompensantes soient seulement le résultat d’un accident de l’évolution. En « recherchant » au cours d’une longue évolution par essai et erreur des toxines pour punir certains herbivores, les plantes psychoactives seraient tombées par hasard sur des molécules qui produisent l’effet inverse chez d’autres animaux, à savoir une stimulation puissante du circuit de la récompense. Les détails de ce scénario évolutionnaire où le hasard jouerait le premier rôle restent encore à écrire. Cependant, il prouve encore une fois que l’évolution ne suit aucun plan préétabli et qu’elle est toujours pleine de surprises.

Auteur(s): 
Serge H.

Ahmed

Directeur de recherche - Institut des Maladies Neurodégénératives

Serge H. Ahmed est neurobiologiste, Directeur de recherche à l'Institut des Maladies Neurodégénératives, UMR CNRS 5293
Centre Broca Nouvelle-Aquitaine, Université de Bordeaux

Crédit Photo :  Inserm/Guénet, François

 
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