Peut-on parler d’addiction au sucre ?

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Peut-on parler d’addiction au sucre ?

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Ce ne sont pas les articles qui manquent associant sucre et addiction, pourtant l’hypothèse n’est pas encore validée par la communauté scientifique : qu’en est-il à ce jour ?

Publié le: 
23/02/2018

Les sucreries, les bonbons, les gâteaux sont autant de douceurs qui font saliver nombre d’entre nous. On en veut et on en redemande, à tel point qu’aujourd’hui on s’interroge quant à l’existence d’une addiction au sucre.

Les plantes à fleurs, premières dealeuses de sucre et de drogue

Le sucre dont il est question ici est le saccharose, le sucre de table, et aussi les deux monosaccharides qui le composent à part égale, le glucose et le fructose. Le sucre est la substance la plus utilisée dans le monde vivant terrestre pour récompenser, attirer, se faire désirer, s’attacher la fidélité d’autres organismes. Ce sont sans doute les plantes à fleurs qui ont utilisé cette récompense pour la première fois au cours de l’évolution. Tout d’abord, elles récompensent par leurs nectars sirupeux les insectes et les oiseaux pollinisateurs, attirés par la publicité irrésistible de leurs fleurs, et ceux-ci, en échange, donnent des ailes à leur sexualité. Le nectar produit par certaines fleurs contient aussi des molécules psychoactives, telles que la nicotine et la caféine, qui ont un effet stimulant sur le comportement des pollinisateurs. Ensuite, après la pollinisation, les plantes continuent  à récompenser par leurs fruits gorgés de sucres d’autres espèces animales, notamment nombre de primates frugivores, qui en retour dispersent leurs graines dans leurs excréments.

Une physiologie humaine à la traîne dans un monde de plus en plus sucré

Aujourd’hui, même si les plantes restent les principales productrices primaires du sucre (canne à sucre, betterave sucrière, maïs), ce sont surtout les grands industriels  de l’agroalimentaire qui l’utilisent pour récompenser notre comportement de consommation en échange… de profits substantiels. Les annonces et les spots publicitaires ont remplacé les couleurs vibrantes et les odeurs suaves des fleurs et des fruits mûrs. Une gamme toujours plus vaste et variée de produits alimentaires contenant des sucres rajoutés, souvent en très grande quantité, s’est progressivement substituée au nectar des fleurs et aux fruits. Par exemple, aux Etats-Unis d’Amérique, on estime que parmi les dizaines de milliers de produits alimentaires industriels à disposition dans les rayons des super- et hyper-marchés, 75% contiennent au moins un sucre rajouté. Contrairement aux sucres contenus dans le nectar des fleurs et dans les fruits, disponibles seulement de façon intermittente sur de courtes périodes dans l’année, ces produits et leurs signaux publicitaires sont omniprésents dans l’environnement urbain moderne.

Dans ce nouvel environnement, la biologie de notre comportement alimentaire semble décalée, archaïque, désarmée. En effet, contrairement à une idée préconçue, notre comportement alimentaire n’est pas régi par une régulation homéostatique réactive (c.a.d. une correction rapide d’une déviation actuelle du milieu intérieur) mais par une régulation dite prédictive ou prospective (c.a.d. une réponse anticipatoire pour prévenir une éventuelle déviation future) et ce même au risque de causer un déséquilibre momentané du milieu intérieur. Cette régulation prospective du comportement alimentaire est rendue possible grâce aux tissus adipeux qui permettent de stocker sous forme de graisse les surplus caloriques pour une éventuelle réutilisation future. Par exemple, quand un singe frugivore tombe sur une parcelle d’arbres aux fruits bien mûrs et bien sucrés, il se gorge et le surplus calorique sera stocké sous forme de graisse. Donc sans graisse, point d’autonomie, point de liberté, point de futur !

Toutefois, et c’est une grande découverte de la médecine dite évolutionniste, cette puissante régulation prospective, très adaptive jadis dans un environnement où la nourriture et le sucre étaient rares et incertains, se révèle dans le monde édulcoré que nous habitons aujourd’hui une cause majeure de dysfonctionnement biologique. La rareté et l’incertitude alimentaire ont fait place à l’abondance et à la certitude kilocalorique. La graisse qui était source de liberté est devenue chez beaucoup de personnes obèses un réel handicap physique et une cause principale de morbidité et de mortalité, notamment en décuplant le risque des maladies métaboliques et cardiovasculaires.

Le sucre, une drogue comme les autres ?

La surconsommation de sucre n’est bien sûr pas le seul facteur à incriminer dans l’épidémie mondiale d’obésité mais elle est déterminante. Etant un facteur évitable, la solution paraît simple et même évidente : stoppons notre surconsommation de sucre ! C’est, bien sûr, plus facile à dire qu’à faire. Tout d’abord, au plan sociétal, cela implique de changer l’environnement alimentaire, notamment en limitant et régulant l’offre de produits riches en sucres raffinés rajoutés, tout en proposant des produits de substitution aussi attractifs et plus sains. Même si il existait une volonté politique puissante et convergente, un tel changement ne pourrait pas s’accomplir en un claquement de doigts. Au plan individuel, les difficultés paraissent aussi grandes. S’il est possible pour bon nombre d’entre nous, certes quelquefois au prix d’une vigilance constante et d’un effort soutenu, de limiter la surconsommation de sucre, il existe une fraction substantielle de la population qui semble en être incapable et ce malgré le désir d’y parvenir et la connaissance des conséquences négatives associées. Pourquoi ?

Si la  question est posée directement aux personnes concernées, beaucoup d’entre elles répondent qu’elles se sentent dépendantes ou addictes au sucre, que le sucre agit sur elles comme une drogue. Mais est-il bien raisonnable d’assimiler le sucre à une drogue? Après tout, la consommation de sucre ne semble pas causer d’état d’intoxication, du moins suffisamment important pour altérer notre jugement, notre pensée, notre conscience. Oui, mais ce n’est pas suffisant pour rejeter l’hypothèse « sucre = drogue ». La consommation de tabac ne cause pas non plus un tel état d’intoxication, ce qui ne l’empêche pas d’être très addictive.

Une autre raison souvent avancée de douter de l’hypothèse « sucre = drogue » est que le sucre, contrairement aux autres drogues, n’active pas directement le circuit cérébral de la récompense, composé principalement des neurones dopaminergiques de l’aire tegmentale ventrale. Ceci, toutefois, reste encore à prouver. En effet, en plus d’une activation sensorielle rapide de ce circuit par la perception du goût sucré (via une voie neuronale ascendante reliant les cellules buccales du goût sucré aux neurones à dopamine), il existe une activation plus tardive mais aussi plus directe causée par le glucose après sa résorption intestinale et son passage dans le sang. Cette seconde activation est essentielle à l’apprentissage par renforcement de nouvelles préférences alimentaires. Elle semble être causée par

  • une action du glucose sur les neurones glucorécepteurs de l’hypothalamus latéral projetant vers les neurones à dopamine
  • et/ou une action sur les glucorécepteurs du système veineux portal, eux-mêmes connectés à l’hypothalamus latéral grâce au nerf vague.  Le système veineux portal est constitué par les veines qui amènent le sang de l’intestin vers le foie.
Cerveau en coupe - vue de trois quart
Cerveau en coupe - vue de trois quart

Le fait que le glucose active le circuit neuronal de la récompense en passant par un circuit neuronal intermédiaire est commun avec d’autres drogues. De manière importante, des expériences récentes montrent qu’outre une action aiguë sur l’activité des neurones dopaminergique, le sucre peut également causer, comme les drogues, certains changements plus durables dans le cerveau, notamment des changements morphologiques persistants dans l’arborisation dendritique des neurones du circuit de la récompense (c.a.d. du noyau accumbens). 
Enfin, le pouvoir récompensant du sucre a été comparé à celui de la cocaïne grâce à un test de préférence réalisé chez le rat. Dans ces expériences, les animaux avaient le choix entre prendre une dose intraveineuse de drogue ou boire une boisson sucrée ou édulcorée. Verdict : la grande majorité des rats préfère la boisson sucrée à des doses maximales de cocaïne et même après escalade de leur consommation de drogue. Cette observation inattendue a depuis été répliquée dans d’autres laboratoires et avec d’autres drogues (méthamphétamine ; héroïne ; nicotine). Les preuves étayant l’hypothèse « sucre = drogue » semblent donc s’accumuler mais il convient de rester prudent. En effet la préférence d’une boisson sucrée à la drogue chez les rongeurs ne signifie pas pour autant formellement qu’ils ont développé une addiction au sucre. A cet égard, il faudrait aussi démontrer que la consommation régulière s’accompagne des phénomènes de tolérance, de perte de contrôle, de sevrage et de rechute. C’est précisément ce que plusieurs recherches ont commencé à documenter.

L’addiction au sucre chez l’être humain : mythe ou réalité ?

L’usage du sucre chez l’être humain peut répondre à certains critères de l’addiction comme :

  • un désir persistant de limiter sa consommation sans pouvoir y arriver, 
  • une consommation plus importante que celle décidée initialement,
  • un désir intense ou craving de consommer un aliment sucré.

Mais pour évaluer un trouble d’usage sur le plan clinique, les médecins sont confrontés à plusieurs difficultés.

Une première complication provient du fait que le sucre est rarement absorbé seul. Il est souvent mélangé en proportions variables à des lipides qui, eux-mêmes, sont très appétants, ou à des protéines. Cette complication n’est toutefois pas propre au sucre et peut aussi s’appliquer à la plupart des autres substances addictives. Par exemple, la nicotine n’est pas seule dans la fumée de cigarettes, de même l’éthanol est rarement consommé pur.

Deuxièmement le sucre a à la fois une valeur hédonique et une valeur calorique, aussi il n’est pas simple de distinguer si la consommation répond à une demande énergétique ou gustative. Là aussi, ce problème concerne aussi l’alcool qui a une valeur calorique importante.

Troisièmement on ne dispose pas d’outils spécifiques pour évaluer l’addiction au sucre. On utilise souvent un questionnaire, le YFAS (Yale Food Addiction Scale), qui interroge sur la consommation d’un ensemble d’aliments à forte appétence, qu’ils soient sucrés ou salés (crème glacée, chocolat, biscuits,  gâteaux, bonbons, pain, pâtes, riz, chips, burgers, pizzas, frites, sodas…), sans les distinguer spécifiquement. On notera que la plupart des aliments concernés contiennent surtout du sucre et/ou des glucides précuits à fort index glycémique. Une enquête menée sur plus de 100000 femmes âgées de plus de 45 ans a montré que 2 à 5% de celles ayant un indice de masse corporelle (IMC) normal (c.a.d. compris entre 18 et 25 kg/m2) remplissaient, selon le YFAS, les critères d’addiction à ces aliments. Ce pourcentage peut augmenter jusqu’à 25% chez les personnes obèses (IMC > 30) confirmant le lien entre consommation excessive et surcharge pondérale.

Dans la dernière version du manuel statistique et diagnostic des troubles mentaux de l’association américaine de psychiatrie (le DSM-5) l’addiction au sucre n’est pas évoquée. La boulimie avec ses épisodes de « binge eating » y figure sans qu’elle soit qualifiée d’addiction. Quant à  l’obésité qui serait la conséquence de ces addictions alimentaires, elle n’est pas répertoriée dans les maladies mentales en raison des trop nombreux facteurs, génétiques, physiologiques, comportementaux et environnementaux qui y contribuent. Néanmoins tout cela pourrait changer dans la prochaine révision du manuel.

Au final, bien que la composante « drogue » du sucre reste encore à mieux définir, il existe des arguments scientifiques en faveur du potentiel addictif du sucre. L’addiction au sucre n’est pas un mythe mais sa réalité n’est pas démontrée !

Pour l’instant, ce sont encore les auteurs de la série des Simpsons qui en parlent le plus en caricaturant la relation entre Homer et les produits sucrés.

Auteur(s): 
Serge H.

Ahmed

Directeur de recherche - Institut des Maladies Neurodégénératives

Serge H. Ahmed est neurobiologiste, Directeur de recherche à l'Institut des Maladies Neurodégénératives, UMR CNRS 5293
Centre Broca Nouvelle-Aquitaine, Université de Bordeaux

Crédit Photo :  Inserm/Guénet, François

 
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