Alors qu'une personne sur 5 dépasse les recommandations de l'OMS dans sa consommation d'alcool, les chercheurs en biologie utilisent les nanosciences pour réduire les effets néfastes sur la santé
La consommation excessive d’alcool, qu’elle soit sous forme aiguë d’un soir ou sous forme régulière, entraîne des modifications comportementales et des risques d’atteintes organiques, particulièrement sur le cerveau, l'appareil digestif et le foie. Les données scientifiques ont permis à l’OMS d’édicter des repères pour que la consommation d’alcool soit associée au moins de risques possibles pour la santé :
Toutefois dans de nombreux pays ces recommandations ne sont pas respectées par une fraction de la population. En France, selon les données de 2021, 22% des adultes déclaraient une consommation d'alcool au-dessus de ces repères ; en 2023, selon l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), 12% des femmes et 30% des hommes seraient, au moins une fois par mois, adeptes d’alcoolisation ponctuelle importante, pratique également nommée « binge drinking ».
Les conséquences immédiates d’une alcoolisation excessive sont nombreuses, entre autres, les comportements inadaptés de violence verbale ou physique, les pertes de connaissance, les vomissements, auxquelles s’ajoute la « gueule de bois » du lendemain.
Pour les limiter, une stratégie est d’accélérer le métabolisme et donc l’élimination de l’alcool. Diverses méthodes ont été testées contre la gueule de bois (voir article Gueule de bois et remèdes de grand-mère, testés scientifiquement) sans grand succès. Un soda nommé « Outox », à base de fructose et d’acide ascorbique et revendiquant la propriété d’accélérer l’élimination de l’alcool, avait été lancé en 2010. Retiré du marché en juin 2011 suite à une enquête de l’ANSM (Agence nationale de sécurité sanitaire des aliments) ayant montré qu’aucune preuve scientifique n’étayait la propriété avancée, le propriétaire de la marque a été condamné en 2017 pour pratique commerciale trompeuse.
Dès 1998, des chercheurs ont imaginé de renforcer les enzymes naturellement présentes dans l’organisme. Ils ont encapsulé dans des globules rouges de souris des enzymes métabolisant l’alcool : ils ont montré qu’ils se localisaient dans le foie et accéléraient la dégradation de l’alcool. L’inconvénient de cette technique était qu’il fallait modifier une très grande quantité de globules rouges pour obtenir un résultat.
Les avancées technologiques de ces dernières années ont permis d’explorer une autre voie, celle des « nanozymes », nanoparticules dans lesquelles des enzymes artificielles sont agrégées à un support inorganique comme du graphène ou du fer. Plusieurs équipes de recherche ont ainsi créé des nanozymes capables de métaboliser l’alcool. Les premiers travaux dans ce domaine datant de 2013 ont montré l’efficacité des nanozymes chez la souris. Des chercheurs ont synthétisé un complexe associant deux enzymes :
Administré par voie intraveineuse, le complexe s’accumulait dans le foie. Les nanozymes étaient injectées à des souris qui étaient ensuite alcoolisées jusqu’à endormissement. Cela entraînait, par rapport aux souris témoins n’ayant pas reçu les nanozymes, un réveil plus précoce (20 mn plus tôt) et une réduction de l’alcoolémie de 10%, 32% et 37% respectivement 45mn, 90mn et 3h après la fin de l’alcoolisation.
Ce complexe enzymatique accélérait la transformation de l’alcool en acétaldéhyde, ce qui augmentait sa concentration dans le foie. Or l’acétaldéhyde est un métabolite toxique, responsable de nombreuses lésions provoquées par l’alcool (voir infographie Que devient l'alcool dans l'organisme ?). La même équipe de recherche a alors ajouté à son nanozyme initial un deuxième, contenant de l’aldéhyde déshydrogénase, qui transforme l’acétaldéhyde en acétate, molécule beaucoup moins toxique. Les deux nanoparticules étaient administrées chez les souris par voie intraveineuse et leur localisation dans le foie vérifiée. Les résultats ont montré que les nanozymes diminuaient d’environ 50% l’alcoolémie par rapport aux souris témoins, et que l’acétaldéhyde généré par ce métabolisme accéléré était rapidement transformé en acétate sans s’accumuler dans le foie.
Si l’efficacité des nanozymes est démontrée, du moins chez la souris, leur mode d’administration par voie intraveineuse est un handicap pour l’utilisation pratique. Le challenge a donc consisté à produire des nanozymes pouvant être pris par voie orale. C’est ce qu’a réalisé une équipe de chercheurs début 2024. Ces nanoparticules, d’un diamètre d’un nanomètre environ (= 1x 10-9 m) sont constituées d’atomes de Fer enrobés de fibrilles de β-lactoglobuline, ce qui forme une sorte de gel. Cet ensemble a une activité enzymatique capable de transformer l’alcool directement en acétate. Chez la souris, la viabilité et l’efficacité des nanozymes dans la partie supérieure du tube digestif (estomac et duodénum), lieu où une partie de l’alcool est métabolisé, est, selon les résultats obtenus par les chercheurs, de l’ordre de 6 h après ingestion. Des souris chez qui les nanozymes avaient été préalablement administrés ont été gavées d’alcool. Par rapport aux souris témoins, elles s’endormaient 40 mn plus tard et se réveillaient 2 heures plus tôt ; leur alcoolémie était diminuée de plus de 40% dès la 30ème minute après la fin du gavage. De plus, la production d'acétaldéhyde supplémentaire était infime.
Si l’efficacité du nanozyme est indiscutable chez la souris, plusieurs points concernant la sécurité sanitaire du dispositif sont à résoudre. Parmi ceux-ci, l’un est l’utilisation de fibrilles de β-lactoglobuline. Cette protéine, naturellement présente dans le lait, ne présente pas de danger pour la santé, mais l’agrégat de ces fibrilles forme une substance dite “amyloïde” dont la présence est associée à de nombreuses pathologies neuro-dégénératives comme la maladie d’Alzheimer. Toutefois des substances amyloïdes non pathogènes ont été identifiées ces dernières années et un travail datant de 2023 n’a pas détecté de toxicité des fibrilles de β-lactoglobuline sur des cellules humaines, des souris et le ver Caenorhabditis elegans (un modèle largement utilisé en biologie).
Un autre point concerne les conséquences du manque de spécificité du nanozyme envers l’alcool. En effet, dans le travail effectué par les chercheurs, la nanozyme modifiait significativement 83 réactions enzymatiques ayant lieu dans le tube digestif sur les 140 testées.
Enfin le nanozyme ne peut fonctionner qu’en présence de peroxyde d’hydrogène (H2O2), encore appelé eau oxygénée, molécule toxique en raison de ses propriétés oxydantes.
Au total ce nouveau dispositif est une prouesse technologique qui pourrait réduire les conséquences néfastes de l’excès d’alcool. Un chemin reste à parcourir pour s’assurer qu’il sera efficace et utilisable chez l’être humain.
Nalpas
MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm
Andreani
Isabelle Andreani est autrice réalisatrice de projets de création numérique et immersive.
Consultante spécialisée dans les nouveaux médias, elle a construit sa carrière autour d'Internet et du numérique.
Elle a une double formation d'ingénieur-chercheur en Physique - INPG / UJF de Grenoble - et de management en nouvelles technologies - Master HEC / Telecom Paristech.