Les chercheurs s'intéressent au rôle du système endocannabinoïde dans le fonctionnement de la mémoire pour expliquer les effets du THC sur le cerveau
Afin de mieux comprendre les effets cognitifs des principes actifs du cannabis, principalement le Δ-9-tétrahydrocannabinol, THC, et le cannabidiol, CBD, il faut d’abord rappeler quelles sont les bases cellulaires de la mémoire, et pourquoi celles-ci peuvent être modifiées par le cannabis.
L’apprentissage et la mémoire sont sous-tendus par des modifications biochimiques et biophysiques des circuits neuronaux appelées « engramme ». Celles-ci perdurent pendant quelques secondes/minutes pour la mémoire à court-terme ou de travail, ou pendant des heures/jours/années pour la mémoire à long-terme. Ces modifications, qui constituent les phénomènes dits de plasticités, sont de trois ordres :
Chacune de ces plasticités peut se combiner à l’une ou aux deux autres pour encoder une mémoire. Cette combinatoire est complexe mais nécessaire pour permettre un engramme des différents apprentissages et mémoires au sein des sous-réseaux neuronaux dans des aires distinctes du cerveau. On peut distinguer différentes phases dans l’apprentissage et la mémoire : l’acquisition, la consolidation, le stockage et la récupération d’évènements, ainsi que parfois, l’extinction des mémoires.
Les principes actifs du cannabis agissent en détournant un système de contrôle appelé le système endocannabinoïde qui est précisément impliqué dans les 3 types de plasticités décrits précédemment. Par conséquent, il existe de nombreux points de rencontre entre le THC et les bases moléculaires et cellulaires d’encodage de l’apprentissage et de la mémoire.
Le système endocannabinoïde est composé de molécules, les endocannabinoïdes, dont les principaux sont le 2-arachidonoylglycerol et l’anandamide, de récepteurs, principalement le CB1 dans le cerveau, et d’enzymes de synthèse et de dégradation. Les récepteurs CB1 sont d’ailleurs parmi les récepteurs les plus exprimés dans le cerveau, et le THC active efficacement le récepteur CB1 (voir aussi le chapitre dédié du dossier Neurotransmetteurs et substances psychoactives 6 : endocannabinoïdes).
Ce système a au moins trois particularités fortes, à savoir la nature lipidique des endocannabinoïdes, le fait que ceux-ci ne soient pas stockés dans des vésicules comme tous les neurotransmetteurs mais synthétisés et libérés à la demande sous l’effet d’une activation neuronale conséquente, et que ce système agisse à contre-courant du flux d’information neuronal. On peut dire que les endocannabinoïdes agissent comme un frein de l’activité neuronale quand celle-ci devient conséquente. Ce qui est important de savoir à ce stade est que le système endocannabinoïde est impliqué dans des phénomènes de plasticité à court et long-terme dans la plupart des régions du cerveau. Il est particulièrement présent dans des aires cérébrales clés pour la formation de mémoire telles que l’hippocampe, le striatum, l’amygdale ou le cortex préfrontal . Connaître toutes les formes de plasticités faisant intervenir directement ou indirectement les endocannabinoïdes permet donc de répertorier et connaître les effets potentiels du THC sur l’engramme des mémoires.
Chez l’homme, les effets du THC sur l’apprentissage et la mémoire sont sujets d’intenses débats et de publications parfois contradictoires. Cela est dû à des protocoles, des doses de THC ou des trajectoires des sujets extrêmement variés et peu standardisés. L’impact du THC varie considérablement suivant l’âge de l’usager et sa consommation. De plus, le ratio THC/cannabidiol est déterminant, puisque le cannabidiol a des effets globalement opposés à ceux du THC sur la mémoire. Cependant des grandes lignes se dessinent, confirmées par l’expérimentation chez l’animal (rongeurs principalement).
Le THC impacte la mémoire à court-terme et de travail, chez les adolescents et les jeunes adultes. La mémoire de travail permet de stocker temporairement des informations qui peuvent ultérieurement être utilisées et/ou maintenues pour alimenter la mémoire à long-terme. Cependant on observe une influence majeure de l’âge. Par exemple, la mémoire de travail concernant les informations spatiales qui permet de se repérer dans un lieu sera fortement impactée par une ou plusieurs prises de THC chez l’adolescent, mais peu ou pas altérée chez les adultes. De même l’apprentissage et la mémoire verbale faisant éminemment appel à la mémoire de travail sont fortement impactés suite à une ou plusieurs prises de cannabis chez l’adolescent.
Les effets du THC sur la mémoire de travail pourraient perdurer plusieurs jours ou semaines selon la consommation de cannabis. Une période d’abstinence semble permettre un retour à la normale de ces facultés cognitives. Là aussi les effets sont exacerbés chez l’adolescent puisqu’il a été rapporté que même après une abstinence de 53 jours, ceux-ci montraient des mémoires de travail altérées, alors qu’aucune altération notable n'était détectée chez l’adulte après un mois d’abstinence. Les effets délétères chez l’adolescent sont bien sûr augmentés par le dosage en THC et le nombre de prises de cannabis. Ainsi, une période d’abstinence pendant 30 jours suivant des doses croissantes de THC pendant 10 jours ne suffit pas à récupérer une mémoire de travail intacte.
Enfin, il faut signaler que même des doses de THC faibles n'entraînant pas d'effets sur l'humeur ou la motricité sont suffisantes pour altérer la mémoire de travail.
Concernant la mémoire à long-terme, les résultats sont plus contrastés mais on peut conclure que globalement l’acquisition de certaines mémoires, spatiale ou procédurale (= automatismes) par exemple, est altérée par la prise de THC. Ceci est logique puisque la mémoire de travail est impactée, alors le passage à l’étape ultérieure éventuelle, c'est-à-dire l’engramme en mémoire à long-terme, sera par conséquent moins performant, voire inexistant.
Le THC n’aura que peu, voire aucune, influence sur des mémoires déjà formées et la récupération de ces mémoires par le cerveau.
Par contre, en cas de changement de contexte, il est parfois nécessaire d’effacer la mémoire, ou du moins couper son chemin d’accès. Les endocannabinoïdes ont un rôle prépondérant dans les phénomènes d’extinction de la mémoire. Il s’agit d’un phénomène physiologique qui survient par exemple à l’arrêt des conditions contextuelles qui provoquaient une réponse apprise ; cela implique souvent des mémoires dites aversives ou de peur. Il est connu que le THC accélère l’extinction de ces mémoires aversives ou de stress (un sujet abordé aussi à propos de l'alcool dans l'article Impact de l'alcool sur le mécanisme du stress post-traumatique).
En conclusion, les études chez l’humain donnent des résultats contrastés du fait de facteurs extrinsèques - type de consommation, dosage du produit non seulement en THC mais aussi en cannabidiol, prise d'autres substances, et intrinsèques - genre, facteurs génétiques, pathologies/psychoses sous-jacentes.
Néanmoins, il est avéré que le cannabis altère la mémoire de travail et l'acquisition de certaines formes de mémoires à long-terme, et laisserait non affectées la consolidation et la récupération de mémoires constituées avant l’intoxication cannabique.
Les effets sont très marqués chez l’adolescent et un utilisateur régulier de cannabis verra les effets perdurer d’autant plus longtemps.
Venance
Directeur de Recherche Inserm
Center for Interdisciplinary Research in Biology (CIRB), College de France, CNRS-UMR 7241/INSERM U1050, Université Paris Sciences et Lettres, Paris