Des troubles de l’apprentissage 48 heures après deux sessions de binge drinking : les chercheurs en neurosciences ont retracé en détail ce qui se passe lorsqu’on boit beaucoup et vite au cours d’un weekend (l'équivalent de 2 épisodes de consommation à alcoolémie supérieure à 0.8g/l en 2 heures)
Les conséquences des binge drinking (en français, alcoolisation ponctuelle importante) réguliers et de la consommation excessive régulière d’alcool se caractérisent entre autres par des troubles de la mémoire et de l’apprentissage. Les premières études ont montré notamment l’effet du binge régulier sur la mémoire de travail ou mémoire à court-terme (voir la vidéo Le Binge drinking et la mémoire). Si une consommation intensive en mode binge reste assez rare (2,7% des jeunes s’y adonnent plus de 10 fois par mois), le binge drinking concerne plus de la moitié des jeunes (16,4% au moins 3 fois par mois, 44% au moins une fois par mois d’après l’enquête ESCAPAD 2017). Des chercheurs se sont alors demandé s’il y avait des effets sur la mémoire après seulement quelques épisodes de binge comme par exemple, deux binges rapprochés qui auraient lieu le vendredi soir et le samedi soir.
Les chercheurs ont modélisé deux sessions de binge drinking chez des rats adolescents. Le protocole a consisté à alcooliser des rats à deux reprises espacées d’environ 9 heures, avec une dose (3g d’alcool pur par kg de poids) permettant d’obtenir une alcoolémie de 2 g/l. À la fin des 9 heures d’intervalle, avant le deuxième épisode de binge, l’alcoolémie était revenue à 0, mimant ainsi le délai entre le vendredi et le samedi soir dans notre exemple. Un groupe de rats témoins ne recevait pas d’alcool.
Les effets sur la mémoire étaient mesurés par le test de reconnaissance d’un nouvel objet. Dans ce test, il s’agit dans un premier temps de faire apprendre à un rat la présence de deux objets bien distincts dans son environnement : un cube et une sphère par exemple, en le laissant explorer librement ces objets. Puis, plus tard, de changer un des deux objets « appris » en le remplaçant par un nouvel objet, et de voir si l’animal s’intéresse plus particulièrement à ce nouvel objet en mesurant le temps passé à l’explorer. S’il passe un maximum de son temps sur le nouvel objet cela traduira le fait qu’il connaît déjà l’autre, puisqu’on lui a déjà présenté.
Dans leur étude, les chercheurs ont alcoolisé les animaux et ont soumis ces derniers à la phase d’apprentissage des deux premiers objets 48h après le deuxième épisode de binge. Ils ont ensuite attendu à nouveau 48h, donc 4 jours après la fin de la consommation, et ont alors présenté aux rats un nouvel objet en présence d’un ancien normalement déjà appris. Les résultats montraient que les rats alcoolisés passaient autant de temps à explorer le nouvel objet et l’ancien, alors que les rats témoins passaient beaucoup plus de temps sur le nouvel objet. Cela signifiait que les rats témoins avaient gardé en mémoire l’objet ancien et avaient compris qu’une nouveauté était à découvrir, alors que les rats « bingés » confondaient le nouvel objet avec l’ancien, témoignant que l’apprentissage n’avait pas eu lieu et que donc la mémoire était défaillante.
En parallèle de ce protocole d’analyse du comportement, les chercheurs ont étudié les modifications de la plasticité synaptique dans l’hippocampe, région du cerveau jouant un rôle majeur dans la mémorisation. La plasticité synaptique se définit par la capacité des synapses à modifier la transmission du signal entre deux neurones. Elle repose sur deux mécanismes appelés « potentialisation à long terme » et « dépression à long terme ». La potentialisation augmente l’efficacité de la transmission alors que la dépression la diminue. Les deux mécanismes utilisent le même neurotransmetteur, le glutamate, et le même récepteur, le récepteur NMDA, mais la cascade de réactions chimiques qu’ils déclenchent n’est pas identique. La potentialisation participe au stockage des souvenirs alors que le rôle de la dépression n’est pas encore bien défini, pouvant contribuer à l’effacement du souvenir autant qu’à son stockage, notamment dans les situations de confrontation à la nouveauté.
Comme des travaux ont démontré que la dépression à long terme était importante dans la fonction de reconnaissance et d’acquisition de nouveautés, les chercheurs se sont surtout intéressés à ce mécanisme. Ils ont alors analysé l’efficacité de la dépression à long terme par des méthodes d’électrophysiologie. Celles-ci consistaient à mesurer sur des cellules de l’hippocampe l’intensité du signal dans le neurone post-synaptique après stimulation du neurone pré-synaptique situé en amont.
Les chercheurs ont trouvé que 48 h après les deux binges, la dépression à long terme était fortement diminuée alors qu’elle était encore normale 24h après.
Les deux binges perturbaient donc un des mécanismes impliqués dans la mémoire et les apprentissages avec un délai de 48 h.
Cet effet différé de l’alcool sur la plasticité synaptique suggérait que cela pouvait être dû à des modifications épigénétiques qui consistent en des altérations de lecture de l’ADN sans que celui-ci ne soit modifié - comme on l’avait vu dans l’article L'addiction est-elle une maladie génétique ?. Les chercheurs ont donc poursuivi leurs travaux pour mieux comprendre comment l’alcool diminuait la dépression à long terme avec un délai de 48 h.
Le cœur du mécanisme de la dépression à long terme est le récepteur NMDA. Les neurones portant ces récepteurs sont très nombreux dans l’hippocampe. Ce récepteur est composé de deux sous-unités NR1 et de deux sous-unités NR2 (NR2A, NR2B). Les sous-unités NR2 spécifient les propriétés électrophysiologiques des récepteurs NMDA, telle que leur sensibilité au glutamate, neurotransmetteur responsable de l’activation de ces récepteurs. Aussi, la qualité de la transmission du signal vers les neurones post-synaptiques va dépendre de la proportion de sous-unités NR2A et NR2B présents dans les récepteurs NMDA.
Les résultats des expériences d’électrophysiologie montraient que 48 h après les deux binges, il était plus difficile de déclencher la dépression à long terme. Les chercheurs se sont alors demandé si cela pouvait provenir d’une modification de la composition du récepteur NMDA. Pour cela, ils ont étudié la transcription des gènes codant pour les sous-unités NR2A et NR2B et ont observé que seule celle de NR2B était activée par l’alcool. Ainsi la production de sous-unités NR2B était significativement augmentée après l’alcool.
En outre, l’utilisation de butyrate de sodium, un inhibiteur indirect de la transcription, faisant partie de la famille des acides gras à chaîne courte, a permis d’empêcher les effets de l’alcool sur la production de NR2B. Les chercheurs ont ainsi confirmé la diminution de la dépression à long terme et les pertes d’apprentissages d’un nouvel objet chez les animaux « bingés ».
Les recherches montrent que le binge drinking a des effets décalés de 48h sur la mémoire, il reste maintenant à déterminer si ces phénomènes disparaissent et en combien de temps. Rendez-vous dans un prochain article pour suivre les recherches des laboratoires de neuroscience qui travaillent sur ce sujet.
Pierrefiche
Olivier Pierrefiche est Enseignant Chercheur dans le Groupe de Recherche sur l'Alcool et les Pharmacodépendances de l'Université de Picardie Jules Verne - UMR Inserm 1247 GRAP, Amiens, France
Nalpas
MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm