En 2018, une nouvelle addiction est prévue dans la classification internationale des maladies publiée par l’OMS : le trouble d'utilisation du jeu vidéo. On vous livre un aperçu des débats entre experts scientifiques.
Les premiers jeux vidéo ont vu le jour en 1950, initialement sous la forme de bornes d'arcades. C'est à partir des années 1970 que les jeux vidéo vont connaître une commercialisation importante avec l’arrivée des consoles de salon et des ordinateurs personnels. Au début des années 1990, avec l’avènement d’Internet, les jeux vidéo en ligne se sont développés. Et l’apparition des smartphones en a encore renforcé la portabilité et l’accessibilité, aidant à l’essor de l’industrie vidéoludique.
En France, en 2016, le jeu vidéo s’est hissé à la deuxième place des industries culturelles après le livre. Le dynamisme de ce marché s’est traduit par une croissance de 4% tous écosystèmes confondus (Console, Gaming PC et Mobile). Ce marché a ainsi atteint en 2016 son plus haut niveau de croissance depuis 2008.
70% des français déclarent jouer au moins occasionnellement aux jeux vidéo avec une moyenne d’âge du joueur de 34 ans.
Chez les personnes entre 10 et 18 ans, ce pourcentage atteint plus de 90% et 28% y jouent tous les jours ou presque. Ces données sont diffusées par le SELL (Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs), qui développe par ailleurs depuis 2003 un système de classification des jeux vidéo selon leur contenu : le système PEGI (Pan European Game Information), qui permet aux parents de faire un choix éclairé des jeux vidéos en fonction de l’âge et du développement de leur enfant.
À partir des années 1980, la communauté scientifique a commencé à s’interroger sur les potentiels effets néfastes des jeux vidéo sur le développement psychoaffectif des adolescents et sur le renforcement de mécanismes de défense des adolescents s'orientant vers ces médias. Dès 1983, des chercheurs commencent à décrire le caractère addictif de l'usage de jeux vidéo en parlant de jeu « compulsif ».
Les études s'accordent pour montrer que la fréquence (=prévalence) de l'usage excessif des jeux vidéo est restée stable au cours des dernières années, malgré l'augmentation exponentielle de leur accessibilité. Dans une étude de 2017, la fréquence estimée variait de 0,7 à 15,6% entre différents pays avec une moyenne de 4,7%.
Toutefois, les différentes échelles utilisées et les différentes qualifications de trouble d’usage des jeux vidéo (certaines intégrant l’ « addiction à Internet ») rendent peu précises ces estimations.
Dans une étude publiée en 2017, menée sur 612 jeunes Italiens âgés en moyenne de 14 ans, 2,1% présentaient une addiction aux jeux vidéo et 15,2% avaient des signes d’usage problématique du jeu.
En 2013, le trouble « Internet Gaming Disorder » avait été inclus dans la cinquième édition du Diagnostic and Statistical Manual (DSM-5), le livre de référence de l’association américaine de psychiatrie. Ceci a permis un premier consensus au sujet des critères le définissant, afin d'encourager et d’homogénéiser les recherches à ce sujet.
En mai 2018, la 11ème Classification Internationale des Maladies (CIM-11) sera présentée lors de l’Assemblée Mondiale de la Santé, qui a lieu annuellement. L’inclusion dans la CIM-11 du « Gaming Disorder », Trouble d’utilisation du jeu vidéo, est sur le devant de la scène médiatique depuis cet hiver du fait de la diffusion des travaux préalables à la prochaine validation de cette nouvelle classification. La terminologie d’addiction au jeu vidéo est la plus usitée par le grand public ; c’est aussi cette dénomination, faisant appel aux représentations concernant la toxicomanie, qui fait le plus débat.
Dans les problématiques addictives, le système de la récompense est au cœur des mécanismes mis en œuvre. Les substances addictives agissent directement sur ce dernier par une action neurobiologique. Pour le Trouble d’utilisation du jeu vidéo, ce sont les différentes récompenses virtuelles (argent virtuel, équipement virtuel, développement du personnage, performance…) ainsi que les interactions sociales entre joueurs (appartenance à un groupe, co-construction), ou la compétition, qui participent probablement au conditionnement, engendrant un renforcement, c.a.d. une répétition du comportement.
Le risque de mésusage des jeux vidéo semble dépendant du type de jeu pratiqué. Les MMORPG (Massively Multiplayer Online Role-Playing Game) comme WoW (World of Warcraft) du fait de récompenses aléatoires et rapides couplées à un engagement social important comme le fait de devoir être membre d'une guilde (association pérenne de joueurs avec un intérêt commun pouvant engendrer des bonus), font partie des jeux les plus addictogènes. Les deux principales motivations risquant de créer un engagement problématique dans les MMORPG sont le fait de vouloir réaliser, compléter une quête (Achievement) et/ou celui de fuir la réalité du quotidien (Escapism).
D'autres pistes explicatives ont aussi été évoquées :
De fait, lorsque l'on compare les motivations à jouer des adolescents et des adultes, la seule différence concerne cette dimension sociale significativement plus forte chez les adolescents. Actuellement les jeux de rôle type WoW occasionnent moins de consultations en centre de soins, le relai ayant été pris par d’autres jeux de réseau s’appuyant sur les mêmes ressorts :
Dans ces jeux, la recherche de sensations fortes et la compétition semblent à l’origine de l’attrait ressenti.
Plusieurs études de neuro-imagerie ont été menées chez des sujets présentant un trouble de l’usage d’Internet ou du jeu vidéo. Les résultats doivent être lus avec prudence dans la mesure où le nombre de sujets analysés était modeste et, d’autre part, les critères de sélection des sujets d’une étude à l’autre n’étaient pas forcément les mêmes.
Une réduction du volume des régions cérébrales impliquées dans l’attention et la coordination était fréquemment retrouvée, de même qu’une moindre densité de la matière blanche dans le cortex préfrontal, zone de la prise des décisions ; à l’inverse une augmentation du volume du noyau caudé et du noyau accumbens ont été signalées. Des altérations de la connectivité entre les régions impliquées dans la mémorisation (l’hippocampe) et le cortex préfrontal et le noyau accumbens, structures associées au système de récompense, ont aussi été objectivées. Toutefois aucun lien entre ces anomalies et la sévérité du trouble comportemental n’a été mis en évidence. De plus, on ne sait si ces anomalies précédaient la survenue du trouble de comportement ou en étaient la conséquence. Enfin, les confusions induites par les consommations associées de tabac, d’alcool, de cannabis, n’ont pas suffisamment été évaluées. Ces résultats nécessitent donc d’être confirmés, toutefois les altérations observées ressemblent fort à celles décrites chez les sujets addicts à une substance.
Au total, on note dans l’utilisation problématique de jeux vidéo des caractéristiques communes avec les addictions avec substance psychoactive : l'incapacité de contrôle, l'abandon d'activités passées, la consommation malgré les effets négatifs, le syndrome de sevrage (mais sans symptômes physiques ni pharmacodépendance), la tolérance et le craving (nécessité impérieuse de jouer).
L’addiction aux jeux vidéo qui sera codifiée dans la 11ème Classification Internationale des Maladies (6D11) sera classée dans la sous-catégorie des « Troubles liés aux comportements addictifs », eux-mêmes étant inclus dans la catégorie « Troubles mentaux, comportementaux, neuro-développementaux ».
Le Trouble d’utilisation du jeu vidéo (« Gaming Disorder » en anglais) est défini dans la CIM-11 par la persistance ou la récurrence du comportement de jeu (jeu numérique ou jeu vidéo) en ligne ou hors ligne. Cette addiction présente des caractéristiques communes aux autres addictions comportementales (sur le modèle du jeu pathologique, déjà inclus dans la CIM-10), elle se manifeste par 3 critères :
Le comportement est suffisamment envahissant et sévère pour avoir des conséquences sur les activités personnelles, sociales, familiales, éducatives, professionnelles et sur d’autres activités importantes.
Le Trouble peut être continu ou par épisodes et récurrent.
Le Trouble doit être présent sur 12 mois au moins, pour que le diagnostic soit posé. Néanmoins, la durée peut être raccourcie si tous les symptômes sont présents et graves.
Les facteurs de risques pouvant conduire à un Trouble d’utilisation du jeu vidéo ont été abordés dans plusieurs études. On retrouve : le genre masculin, le jeune âge, la tendance à la distractivité et à l'évitement. Un facteur protecteur a été identifié : avoir de bonnes relations avec ses professeurs !
Les adolescents sujets à un Trouble d’utilisation du jeu vidéo montraient une moins bonne qualité des relations interpersonnelles, de moins bonnes capacités d'adaptation, une tendance à la dépression et à l'anxiété, un repli sur soi, des problèmes d'attention, un comportement agressif. Ces facteurs, bien que non spécifiques, pourraient aider à repérer les jeunes à risque.
Certaines études ont mis en évidence des modifications neurobiologiques et neurocognitives chez les patients présentant un Trouble d’utilisation du jeu vidéo associé à un Trouble du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité, ou associé à une dépression. Comme dans d’autres situations addictives, ces résultats évoquent une possible prédisposition au Trouble d’utilisation du jeu vidéo mais d’autres études sont nécessaires pour conclure.
Comme cela a été médiatisé, certains chercheurs ont une position très critique envers l’inclusion du Trouble d’utilisation du jeu vidéo dans la CIM-11. Ils évoquent des études insuffisamment fiables et étayées, avec le risque de considérer comme « malades » des joueurs ayant un jeu contrôlé. Des critères diagnostiques précis risqueraient également de restreindre l’avancée des connaissances en excluant certains cas.
De leur côté, les experts du CIM-11 estiment que donner un cadre défini à l’addiction aux jeux vidéo permettra de mieux mesurer la prévalence, de mieux étudier les personnes souffrant de Trouble d’utilisation du jeu vidéo, de pouvoir analyser conjointement les recherches menées à travers le monde, de proposer des mesures thérapeutiques appropriées.
Enfin, comme dans de nombreuses situations addictologiques, le fait d’avoir des critères de référence peut aussi être pour le praticien un appui pour échanger avec un patient pris par les phénomènes de déni et de rationalisation. Dans le même ordre d’idée, cela peut aussi servir à rassurer des parents pris par des craintes exagérées dans des situations ne présentant pas à l’échelon individuel de caractère pathologique.
Rocher
Bruno Rocher est médecin, praticien hospitalier au Service addictologie et Institut Fédératif des Addictions Comportementales, CHU Nantes
Simonetti
Anne-Lyse Simonetti est médecin, interne au Service addictologie du CHU de Nantes et Institut Fédératif des Addictions Comportementales
Thibault