Dopage et addiction dans le sport de haut niveau

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Dopage et addiction dans le sport de haut niveau

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Si le dopage en compétition fait régulièrement parler de lui, on connaît moins les risques d’addiction chez les sportifs de haut niveau ...

Publié le: 
25/01/2019
Sportif de haut niveau

Chaque français ayant fait dans la journée ses 10.000 pas recommandés par la Haute Autorité de Santé se considère comme « sportif ». Mais pour être qualifié « sportif de haut niveau », être inscrit dans un club sportif, pratiquer quelques heures par semaine une activité sportive comme le font les 16 millions de personnes affiliés à une fédération ne suffit pas. C’est le ministère des Sports qui publie chaque année une liste de sportifs officiellement reconnus « de haut niveau » (6225 adultes en 2016) à laquelle s’ajoute une liste de jeunes espoirs (7313 en 2016). Ces sportifs sont inscrits dans des projets de performance fédéraux d’excellence - élites, seniors - ou d’accession - espoirs, sportifs régionaux.

Ces filières de haut niveau sont des systèmes singuliers. Vers la préadolescence ou l’adolescence, ils quittent leurs parents pour intégrer une structure fermée (INSEP, CREPS, POLE, Centre de Formation, Sport études…) ce qui les amène à vivre dans un microcosme composé quasi exclusivement de jeunes sportifs, tous orientés vers le même but. Là, le jeune espoir apprend et intègre les normes dominantes de cette société particulière, parfois secrète, nécessaires pour devenir un champion : règlements, modalités d’entraînement, rythme de vie, relation aux autres (avec / contre), nutrition, produits d’aide à la performance… Pour l’adolescent sportif de haut niveau la vie sportive prend souvent le pas sur la vie scolaire et sociale extérieure. Son but principal devient la seule victoire compétitive.

La compétition sportive

La compétition est le propre du sport et se décompose en 2 systèmes. Le premier où les individus seuls ou en groupe entrent en compétition les uns contre les autres comme dans les sports collectifs ou l’athlétisme… Le second où les individus seuls et plus rarement en groupe n’entrent en compétition qu’avec eux-mêmes comme dans la musculation ou le marathon. Ces deux systèmes coexistent dans les nombreuses courses de fond (marathons, trails, foulées…) où les uns sont là pour gagner et les autres pour mesurer leur degré de forme personnelle.

Dopés ?

Le dopage constitue une forme de déviance fortement réprouvée par le monde du sport et fait l’objet d’une législation particulière en France comme au niveau international. Globalement il se définit comme « l’utilisation de substances et de méthodes interdites » dont la liste est actualisée chaque année par l’Agence mondiale antidopage.

Mais l’enjeu identitaire, financier, social, politique du sport de haut niveau est tel que tous les moyens de performer sont utilisés et que le dopage devient une entité indissociable du sport de haut niveau. Dans certaines organisations, le dopage est même considéré comme une technique à part entière entrant dans la préparation biologique, voire dans une préparation scientifique et rationnelle de la performance.

Pendant longtemps, le dopage a été soumis à la loi du silence. Les premières révélations sont apparues en 1988 avec l’affaire Ben Johnson, athlète médaillé olympique sur 100 mètres avant d’être déclassé pour contrôle positif, puis en 1998 avec l’affaire Festina qui va montrer l’étendue du phénomène du dopage institutionnalisé dans le peloton cycliste. La parole des sportifs s’est libérée et de nombreuses affaires ont été rendues publiques révélant des sportifs sacrifiés, des dirigeants et des médecins complices, des médias manipulés. Le scandale peut être individuel (Lance Armstrong en 2012), dramatique (mort du cycliste Marco Pantani en 2014), collectif (équipe de football de la Juventus) ou même d'État (Allemagne de l’Est, Russie…). Aujourd’hui les palmarès olympiques sont sans arrêt bousculés au rythme des nouveaux examens des contrôles urinaires ou sanguins conservés : plus de 50 médailles olympiques ont été retirées aux athlètes depuis 2000.

Ces informations mondiales en provenance des autorités judiciaires ou de contrôle, ainsi que les nombreuses confessions écrites ou verbalisées renseignent sur les histoires de vie et les facteurs favorisant la prise de produits illicites en sport. Toutefois la fréquence du dopage n’est pas bien connue, du fait du manque d’études épidémiologiques, d’observatoires dans chaque fédération au niveau national comme international et de la résistance des milieux sportifs. La mise en évidence du pourcentage de sportifs dopés est d’autant plus complexe que la prise de produits varie selon les âges, les niveaux sportifs, les sports, la culture de chaque pays, l’environnement social et familial.

En faisant une synthèse des données épidémiologiques disponibles, on estime globalement que 10 à 15% de sportifs de haut niveau adultes et de 4 à 6% des adolescents sont dopés, avec des pics très importants (35% à 44%) chez les bodybuilders faisant de la compétition.

Des éléments communs apparaissent dans les travaux de recherche : tous les sports, tous les niveaux, tous les âges, même les vétérans, sont concernés. La consommation débute tôt, avant 14 ans, elle augmente avec l’âge, le niveau compétitif et la durée de pratique par semaine. Cette consommation de produits d’aide à la performance est d’autant plus banalisée, normalisée, qu’elle accompagne aujourd’hui les séances de musculation devenues incontournables pour performer. Les athlètes s'entraînent dans des salles privées où se vendent toutes sortes de produits, des simples vitamines aux produits utilisés pour le dopage animal. De plus des substances incontrôlables et souvent dangereuses pour la santé sont disponibles sur Internet. Si chaque discipline a ses produits « phares » connus pour leur efficacité, on constate dans la plupart des cas, chez les adolescents comme les adultes, une polyconsommation  associant, dans des combinaisons variées, EPO, anabolisants, hormones de croissance, alcool, cocaïne, amphétamines, cannabis, tabac, médicaments, vitamines, compléments alimentaires, produits masquant… Des travaux ont montré que les prises de compléments alimentaires, injustifiées biologiquement, étaient souvent une porte d’entrée vers la consommation de produits interdits. En effet la tolérance biologique peut amener le sportif à augmenter les doses puis, à partir de situations de crise dans sa pratique, se tourner vers les produits non autorisés. Dès la prise de compléments ou suppléments énergétiques, une dépendance psychologique peut s’installer en instaurant la croyance que la performance est dépendante du produit : ce qui n’était qu’un « placebo ponctuel » peut devenir une dépendance psychique et se déplacer sur l’éventail des produits en circulation dans le milieu fréquenté. Cette polyconsommation souvent en doses excessives favorise les addictions durant la période d’activité comme après la carrière sportive.

Les facteurs qui incitent au dopage sont multiples :

  • dans les sports d’équipe, permissivité du groupe et des encadrants ; 
  • existence d’un leader consommateur abusif et pervers jouant sur sa capacité à consommer des substances et avoir des résultats sportifs servant de modèle pour les autres ; 
  • médicalisation excessive dans la préparation physique et la spécialisation intensive sur un seul sport.

 

Risques d’addiction pendant la carrière

La multitude de produits pharmacologiques utilisés malgré l’interdiction pour augmenter la performance sous forme orale ou d’injections (anabolisants, hormones de croissance, EPO, salbutamol…), la polyconsommation courante avec des produits festifs (alcool, cannabis, cocaïne...), des produits énergisants de toute sorte (amphétamines, vitamines…) ou des médicaments (anti douleur, anti inflammatoire…) posent la question d’un lien entre le dopage et l’addiction.

Sur le plan pharmacologique, la possibilité d’une addiction provoquée par la consommation chronique de stéroïdes androgènes anabolisants (SAA), hormones de la famille de la testostérone, est au premier plan car ils sont utilisés dans de nombreux sports (athlétisme, haltérophilie, culturisme, body fitness…) et par une population d’adolescents ou d’adultes des deux sexes. Ces produits augmentent la masse musculaire et ont des propriétés virilisantes mais leurs effets secondaires sont nombreux : atrophie testiculaire, acné, gynécomastie, toxicité hépatique etc. Les SAA se lient à des récepteurs qui sont abondants dans les muscles, les organes de reproduction, le foie et le système nerveux central, particulièrement dans l’amygdale, l’hippocampe et l’hypothalamus. Des travaux chez l’animal ont montré que les SAA avaient un pouvoir renforçant (= favorise la répétition de consommation) et des effets récompensant, certes moindres que les drogues mais néanmoins réels, en agissant à la fois sur les récepteurs à la dopamine et sur ceux aux opioïdes. La dépendance aux SAA a aussi été objectivée chez des sportifs par la survenue d’un syndrome de sevrage associant anxiété et dépression.

Une étude analysant en 2010 les appels téléphoniques à « Ecoute Dopage » a constaté que 85% des appels concernaient la prise d’anabolisants et que 21% de ces appels suggéraient l’existence d’une dépendance aux stéroïdes anabolisants selon les critères du DSM 5.

Les sportifs qui se dopent aux SAA sont plus enclins à consommer des opiacés que les autres. En effet les SAA autorisent à intensifier l’effort physique, en fréquence et en puissance, ce qui va favoriser la survenue de douleurs musculaires et articulaires qui peuvent être réduites en utilisant des opiacés. Cette consommation présente un risque d’addiction important comme expliqué dans l’article Fentanyl, du traitement anti-douleur à l’addiction.

Par ailleurs, il existe un autre lien entre sport de haut niveau et addiction qui provient aussi du fait que l’exercice physique intensif favorise, pour des raisons encore mal comprises, les secrétions d’endorphine, de cortisol ou de cannabinoïde dans le système nerveux central. Ces sécrétions qui procurent du plaisir inciteraient à continuer et se dépasser pour ressentir continuellement cet état particulier de bien-être, de sensations internes, d’excitation comme peuvent le ressentir les toxicomanes.

Les dangers en fin de carrière

Un enquête menée en France, publiée en 2000 mais non reproduite depuis, et portant sur 1100 personnes en demande de soins dans une structure spécialisée en addictologie, a montré que 10,5% des répondants avaient participé à une compétition nationale et internationale de haut niveau. Parmi ces sportifs de haut niveau, 16 % déclaraient avoir utilisé des produits dopants. En ce qui concerne la chronologie d’installation de la dépendance à une drogue ou à l’alcool, 16,2% disaient être dépendants avant la pratique sportive, 28,4% l’être devenus pendant et la majorité, 56,4%, après.

L’arrêt de la compétition est donc une période critique propice à l’installation d’une addiction.

La première raison est d’ordre psychologique. Le champion a une vie extraordinaire qui peut l’amener à se prendre pour un surhomme atteignant son « Moi Idéal » de toute puissance, tout lui semble permis, tous les excès sont possibles. Marie-José Perec, triple championne olympique, dira après avoir obtenu ses deux autres médailles aux Jeux d’Atlanta : « cette année-là j’avais l’impression d’être Dieu ». En effet les émotions ressenties en gagnant la coupe du monde de foot devant 80.000 personnes ou en remportant un tournoi mondial de tennis sont d’une puissance inouïe et peuvent difficilement être égalées par les « petites » satisfactions quotidiennes. De fait une grande série d’études a montré que l’arrêt de la carrière pouvait s’accompagner de crise identitaire avec des intentions suicidaires et des troubles du comportement avec consommation abusive d’alcool ou de drogues.

La deuxième raison est d’ordre neuropharmacologique. La fin de l’entraînement intensif peut s’accompagner d’un authentique syndrome de sevrage en raison de la réduction de sécrétion des endorphines mais aussi de l’arrêt de prise de produits de dopage. Peut alors s’installer rapidement une dépendance particulièrement aux opiacés ou à l’alcool, surtout s’il a été consommé de manière festive pendant la carrière sportive.

Toutefois la dérive addictive est très inégale selon les individus. Elle va dépendre de multiples paramètres comme les compétences personnelles acquises et transférables sur d’autres situations professionnelles, le niveau scolaire, la situation économique, l’état de santé, l’appui des autres sportifs ou de personnes ressources extérieures, le soutien familial et social, les capacités personnelles à faire face aux situations difficiles. Mais les facteurs les plus importants semblent être la raison de l’arrêt de la carrière (volontaire, involontaire, provoqué) et la qualité de la période de transition. L’ensemble des travaux de recherche dans ce domaine met en évidence que les sportifs dont la carrière s’est terminée brutalement, sur une blessure par exemple, ont plus de difficultés d’adaptation.

Ces multiples éléments en jeu dans la période post carrière sportive vont expliquer la qualité de vie future de chacun avec pour certains des reconversions brillantes dans des secteurs où les compétences acquises peuvent être transférées. Il peut s’agir, entre autres, de management d’équipes sportives (Zidane), d’engagement social ou politique en fonction de la notoriété et des réseaux connus (Marcel Desailly, Bernard Laporte…) ou de bascule vers des secteurs totalement différents (Yannick Noah dans la chanson, Eric Cantona dans le cinéma). D’autres ne conçoivent pas que leur vie sportive puisse s’arrêter et continuent à vie leur engagement compétitif en changeant simplement de catégories, devenant seniors puis vétérans. Certains enfin ne parviennent pas à se dégager de leur addiction aux drogues au risque de frôler la mort comme Diego Maradona.

Au final le sport de haut niveau bouscule les repères psychologiques et physiologiques des individus qui le pratiquent. La tentation du dopage est toujours proche, souvent favorisée par la pression de l’environnement. La fin de la carrière sportive est une période à haut risque de déstructuration personnelle et de bascule vers l’addiction.

Auteur(s): 
Jean

Bilard

PhD, Professeur émérite de psychologie

Jean Bilard, PhD, est Professeur émérite de psychologie à l'Université de Montpellier. Il a été Président d'«Ecoute Dopage » de 1999 à 2011.

Bertrand

Nalpas

MD, PhD, Directeur de recherche émérite - Inserm

MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm

Illustrateur(s): 
Isabelle

Andreani

Autrice réalisatrice Nouveaux médias / Community Manager @MaadDigital

Isabelle Andreani est autrice réalisatrice de projets de création numérique et immersive.

Consultante spécialisée dans les nouveaux médias, elle a construit sa carrière autour d'Internet et du numérique, du développement informatique à la production de contenus, en passant par l’entrepreneuriat et le conseil en marketing. Elle a une double formation d'ingénieur-chercheur en Physique - INPG / UJF de Grenoble - et de management en nouvelles technologies - Master HEC / Telecom Paristech.

 
Chez les sportifs de haut niveau, la fin de l’entraînement intensif peut s’accompagner d’un syndrome de sevrage
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