Dans la plupart des pays, les filles sont moins attirées par les substances psychoactives que les garçons, à l’exception du tabac. Par exemple chez les adolescents, la fréquence de consommation régulière (= au moins 10 fois les 30 derniers jours) d’alcool était de 4,6% chez les filles contre 12% chez les garçons, celle de cannabis 4,5% contre 9,7% selon l’OFDT (Office français des drogues et toxicomanies) en 2022.
Par contre, de nombreux travaux suggèrent que, à consommation égale, les effets des produits et la bascule vers l’addiction varient en fonction du sexe. De fait, dès la fin des années 1990, des études montraient que, par rapport aux hommes, les femmes s’initiaient plus tôt aux drogues, devenaient plus rapidement dépendantes, entraient plus tôt en programme de soins et rechutaient plus fréquemment.
Les raisons de ces différences d’attirance vers les drogues et leurs effets ne sont pas bien connues. Elles pourraient être d’ordre psychosocial tout comme d’ordre biologique ou encore un mélange des deux.
Plusieurs équipes de recherche se sont demandé si les particularités observées chez les femmes pouvaient provenir des hormones sexuelles, œstrogène et progestérone, dont la concentration varie tout au long du cycle menstruel. En effet, leurs actions sur le cerveau ne se bornent pas à contrôler la reproduction, elles agissent aussi sur les zones impliquées dans la mémoire, dans les émotions et aussi sur le système de récompense.
Le cycle menstruel dure habituellement 28 jours. Il est divisé en trois phases : folliculaire, péri-ovulatoire et lutéale. Les règles surviennent au début de la phase folliculaire où les taux d’œstrogène et de progestérone sont peu élevés. Le taux d’œstrogène, secrété par les ovaires, augmente progressivement pendant la maturation du follicule, atteint son pic juste avant l’ovulation vers le 14ème jour et diminue ensuite progressivement pendant la phase lutéale. Le taux de progestérone commence à augmenter lors de l’ovulation, atteint son pic pendant la phase lutéale, aux environs du 20ème jour du cycle, et diminue jusqu’aux prochaines règles.
Les récepteurs aux oestrogènes et à la progestérone sont largement présents dans le système de récompense, comme, par exemple, sur les neurones dopaminergiques de l’aire tegmentale ventrale. Des neurones dopaminergiques portant des récepteurs aux oestrogènes sont reliés à l’amygdale, siège de la gestion des émotions, alors que d’autres, portant des récepteurs à la progestérone vont jusqu’au cortex préfrontal, lieu d’analyse et de prise de décision. Les récepteurs aux oestrogènes sont également présents sur les neurones GABA de l’hippocampe, siège majeur de la mémoire.
Chez le rongeur femelle, la fluctuation des taux d’oestrogène et de progestérone au cours du cycle menstruel entraîne des modifications de concentration cérébrale de dopamine. Pour préciser l’influence du cycle sur la dopamine, les chercheurs ont analysé les taux de dopamine avant et après ablation des ovaires chez des rongeurs femelles. Après l’intervention chirurgicale, le nombre de neurones dopaminergiques de l’aire tegmentale ventrale diminuait ainsi que le taux de dopamine dans le striatum et le noyau accumbens, deux structures clés du système de récompense. L’administration d’œstrogène permettait d’augmenter le taux de dopamine sans atteindre toutefois le niveau avant ablation des ovaires.
Chez l’être humain de sexe féminin, la corrélation observée chez le rongeur n’est pas évidente. Les travaux mesurant la concentration sanguine d’acide homovanillique, un métabolite dérivé de la dopamine, au cours du cycle donnent des résultats non concordants. Par exemple, certaines études montrent une réduction après l’ovulation, d’autres pendant la phase folliculaire. Ces discordances entre les études pourraient être tout simplement dues à des différences d’approche méthodologique, à un nombre insuffisant de personnes étudiées ou aux dates de mesure des taux puisqu’ils varient de jour en jour.
Nicotine
De très nombreux travaux ont montré que la consommation et les effets de la nicotine sont modulés par la progestérone. Des observations cliniques ont relevé que les femmes fumeuses avaient un besoin plus pressant de fumer et ressentaient des symptômes de manque de nicotine en fin de la phase lutéale, au moment où le taux de progestérone diminue.
Plusieurs essais cliniques ont confirmé cette observation. Une étude en 2 sessions a porté sur 12 personnes. Lors de la première session les participants recevaient 200 mg de progestérone par voie orale puis une dose de nicotine en intraveineuse ; à la deuxième session, la progestérone était remplacée par un placebo. L’envie de fumer, évaluée par un questionnaire validé, était diminuée après administration de progestérone. Une autre étude a inclus 43 sujets fumeurs chez qui la façon de fumer, c’est à dire le nombre et le volume des bouffées, était mesurée par des appareils dédiés après administration de 200 mg de progestérone ou de placebo. Sous progestérone le volume total de fumée avalée était diminué de 20%.
Dans le système nerveux central la nicotine se fixe sur le récepteur de l’acétylcholine, neurotransmetteur naturellement présent dans l’organisme. De nombreux récepteurs de ce type sont présents sur les neurones dopaminergiques. Leur activation par la nicotine augmente de manière forte et prolongée la libération de dopamine. C’est le mécanisme principal par lequel la nicotine est puissamment addictive. Des travaux ont montré que la progestérone était capable de se lier aux récepteurs sur lesquels la nicotine se fixe. Une hypothèse expliquant la réduction de l’envie de fumer par la progestérone serait que celle-ci, en se fixant sur le récepteur, empêcherait la nicotine d’exercer ses effets. Ce mécanisme reste toutefois à démontrer.
Alcool
Les travaux portant sur la consommation d’alcool en fonction du cycle menstruel aboutissent à des résultats discordants. Pour certains l’alcool serait sans effet sur l’anxiété pendant la phase folliculaire et la diminuerait lorsque consommé pendant la phase lutéale, alors que d’autres constatent que l’alcool augmente l’anxiété en phase folliculaire et n’a pas d’effet en phase lutéale. Quant aux effets renforçants, ils seraient, dans une étude, plus importants pendant la phase lutéale alors qu’aucun effet de ce type n’a été constaté dans un autre travail.
Chez l’animal, les résultats sont tout aussi discordants. Une équipe conclut à la diminution de la consommation pendant l’ovulation et la phase lutéale chez la ratte, mais ces observations ne sont pas retrouvées par une autre équipe. Chez les primates femelles, il a été noté une diminution de la consommation pendant les règles
S'il n'y a pas d'influence démontrée des oestrogènes sur le caractère addictif de l'alcool, on a vu dans un précédent article qu'ils modifient l'effet de l'alcool sur la mémoire (voir article Quand les œstrogènes modifient les effets de l'alcool sur la mémoire).
Cannabis
L’interaction entre cycle menstruel et consommation de cannabis a été peu étudiée. Les quelques travaux, datant de la fin des années 1980, réalisés chez l’être humain suggèrent que l’effet, s’il existe, est minimal.
Les études menées au laboratoire chez les rongeurs apportent plus d’informations. En effet, l’ablation des ovaires, intervention qui supprime la synthèse des oestrogènes, entraîne chez la ratte une diminution du pouvoir renforçant du cannabis. Cette observation n’a pas été vérifiée chez l’être humain.
Cocaïne et stimulants
La plupart des études cliniques suggèrent que les effets renforçants qui poussent à re-consommer de la cocaïne et de la méthamphétamine (envie de drogue, euphorie…) sont plus élevés durant la phase folliculaire que dans la phase lutéale.
Un travail publié en 2000 a inclus deux groupes de 12 femmes non-adeptes des drogues, qui étaient dans la phase folliculaire précoce. A un groupe était posé un patch d’œstrogène et pour l’autre un placebo. Elles recevaient ensuite une dose de 10 mg d’amphétamine ou de substance inerte par voie orale. Les effets subjectifs ressentis étaient recueillis par questionnaire toutes les demi-heures pendant les 4 heures suivant l’administration d’amphétamine ou de placebo. Si l’effet global de la combinaison amphétamine+œstrogène n’était que peu modifié, la plaisir procuré était noté plus élevé et l'effet renforçant, c'est-à-dire le besoin de «re-consommer», était diminué.
Une autre étude datant de 2007, portant sur 19 femmes dépendantes à la cocaïne, a montré que celles qui avaient un taux élevé de progestérone pendant la phase lutéale ressentaient moins le stress du craving, un autre symptôme de l'addiction.
Ces résultats sont cohérents avec ce qui a été observé au laboratoire chez l’animal. De fait, la présence de progestérone pendant la phase lutéale atténue le pouvoir renforçant des stimulants alors que la présence d’œstrogène dans la phase folliculaire l’augmente.
Au total, chez les femmes, la variation du taux des hormones sexuelles, oestrogène et progestérone, au cours du cycle menstruel a des effets biologiques indiscutables sur le système de récompense.
La traduction de ces modifications sur la consommation et ses effets n’est pas encore bien comprise hormis pour la nicotine et les stimulants. Pour la nicotine, l’élévation du taux de progestérone en phase post-ovulatoire semble réduire le désir de fumer. Quant à la cocaÏne et les amphétamines, leur pouvoir renforçant, donc l’envie d’en reprendre, serait augmenté en phase pré-ovulatoire par l’élévation du taux d’oestrogène et diminuée en phase post-ovulatoire en raison de l’augmentation du taux de progestérone.
Nalpas
MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm