Interdiction à la vente des cigarettes mentholées : pourquoi cet additif populaire empire les effets nocifs de la cigarette du point de vue scientifique ?
Masquer l’amertume, l’aigreur, l’âcreté ou l’insipidité d’un aliment est une technique que doivent maîtriser les cuisinier.e.s. que ce soit dans le cadre familial ou industriel. Cela consiste à rajouter un exhausteur de goût comme le sel ou le glutamate, de sucrer ou d’additionner divers ingrédients pas toujours naturels.
L’alcool pur et le tabac ne sont pas d’un goût agréable. Le tabac est âcre et irritant, l’alcool a un goût brûlant, aussi les industriels du tabac et de l’alcool ont mis au point des « recettes » permettant de rendre ces deux produits plus séduisants à la consommation. Cette stratégie vise en particulier les jeunes pour qu’ils ne soient pas rebutés par ces produits lors de leur initiation.
En ce qui concerne l’alcool, l’industrie a commercialisé il y a plus de 30 ans les prémix, ou alcopops aux USA, mélanges de boisson alcoolisée fortement titrée (rhum, whisky, vodka…) ou de bière avec une boisson non-alcoolisée sucrée, par exemple les bouteilles de vodka-jus d’orange. Très en vogue chez les jeunes et accusés d’ouvrir la porte à la dépendance et à l’addiction, les prémix ont été frappés en 1996 d’une taxe gouvernementale destinée à la Caisse d’assurance maladie. Doublée en 2004, cette taxe aurait considérablement réduit le marché.
Pour masquer l’âcreté du tabac, les industriels y ajoutent divers agents de saveur dont le plus connu et peut-être le plus ancien est le menthol. Mais son histoire s’arrête puisque, selon la directive européenne 2014/40/UE, les cigarettes mentholées ont été interdites à la vente à partir du 20 Mai 2020. Examinons en détail les motifs de cette interdiction.
Le menthol est un composé extrait de la plante Mentha canadensis. Elle a été cultivée pendant des siècles, notamment au Japon, pour ses vertus médicinales et ce n’est qu’en 1771 que le composé menthol fut isolé et caractérisé par un botaniste allemand du nom de Gambius. Aujourd’hui le menthol est également produit par voie synthétique.
Le menthol est présent dans un nombre limité de plantes aromatiques connues pour avoir des propriétés biologiques anti-microbiennes, anti-cancer, anti-inflammatoires et aussi insecticides. Il est incorporé dans de très nombreux produits : médicaments, cosmétiques, friandises, chewing-gum, dentifrices, shampoing, etc.
Le menthol entraîne une sensation de fraîcheur dans la bouche, la gorge et les voies aériennes. Cela est dû à son action sur des thermo-récepteurs présents sur les neurones sensitifs. Des travaux ont montré que l’activation de ces récepteurs activés par le menthol entraîne un afflux de calcium à l’intérieur des cellules, ce qui entraîne une sensation de fraîcheur au niveau du site d’application. Après application cutanée dans le cadre d’une étude chez l’homme, cette sensation durait plus d’une heure chez les deux-tiers des participants.
Au-delà de cette sensation de fraîcheur, le menthol a des propriétés anti-irritantes et analgésiques. Il est utilisé comme anesthésiant local léger, comme agent refroidissant (pour les coups de soleil par exemple) ou pour les irritations mineures de la gorge en cas de toux. Il agit également sur la fonction respiratoire en réduisant l’irritation produite par l’âcreté de la fumée de cigarette et donc la toux, effet dont s’est emparé l’industrie du tabac comme l’ont montré des analyses de documents internes de ces entreprises.
L’effet anti-irritant et analgésique du menthol, sa saveur agréable, conduisent à aspirer plus profondément la fumée et la garder plus longtemps dans les poumons majorant ainsi l’absorption de nicotine. Toutefois le menthol n’empêche pas la survenue des lésions sur les poumons, elle ne fait que les masquer en réduisant l’irritation produite par la fumée. Aussi la question s’est vite posée de savoir si le menthol augmentait le risque de devenir dépendant.
Le menthol n’est pas un additif inerte. Il a la capacité d’inhiber le métabolisme de la nicotine, une transformation qui a lieu principalement dans le foie. Des travaux menés chez l’homme ont effectivement montré que la dégradation de la nicotine était ralentie lorsque la cigarette fumée était mentholée. La quantité de nicotine circulante est donc augmentée.
Des études récentes ont montré que le menthol inhibe un sous-type du récepteur à l'acétylcholine (récepteur de la nicotine nAChR) fortement exprimé dans le cerveau, celui comprenant des sous-unités α3β4 (Plus sur le récepteur nAChR dans l’article Un nano-interrupteur sur le récepteur de la nicotine). La réduction d’activité de ce sous-type de récepteur pourrait expliquer l’effet anti-irritant du menthol car ces récepteurs sont fortement exprimés dans la bouche et la gorge.
Une autre conséquence pourrait concerner la survenue de la dépendance. En effet, la nicotine fixée sur le récepteur à l’acétylcholine entraîne rapidement sa désensibilisation. La désensibilisation se définit par une diminution de l'intensité de la réponse au même stimulus. En conséquence, pour maintenir l’effet recherché il faut reprendre du produit et augmenter sa quantité. Par ailleurs, comme les récepteurs désensibilisés fonctionnent au ralenti, l’organisme réagit en augmentant leur nombre. Lorsque le taux de nicotine diminue et donc que le stimulus disparaît, les récepteurs retrouvent rapidement leur activité. Du fait de leur surnombre, on assiste à une hyperactivité responsable des signes de sevrage qui donnent envie de re-consommer. Ce cycle en trois phases - 1/ désensibilisation, 2/ accroissement de la densité des récepteurs, 3/ hyperactivité de ces derniers lors du sevrage - est un des moteurs de l’addiction.
Or, des travaux ont montré que le menthol, en présence de nicotine, augmente la vitesse et l’intensité de la désensibilisation des récepteurs. Lors du sevrage, le menthol permettrait alors de réduire plus vite l’hyperactivité de ces récepteurs et donc de faire disparaître les symptômes désagréables du manque. Cet effet positif pour le fumeur serait un des vecteurs importants de la dépendance aux cigarettes mentholées.
L’ajout de menthol dans les cigarettes a débuté dès les années 1920 pour agrandir le marché des fumeurs en attirant les non-fumeurs et en transformant les fumeurs occasionnels en fumeurs chroniques. Elles ont gagné en popularité dans les années 1950 où elles étaient présentées comme des cigarettes de « confort de la gorge », produisant une impression de risque réduit pour la santé.
Aujourd’hui, plus de 90% des cigarettes contiennent du menthol. Une étude récente a analysé le contenu en menthol de 45 marques de cigarettes différentes. Celles ayant l’appellation « mentholée » attribuée par le fabricant contenaient entre 2,9 et 19,6 mg de menthol par cigarette alors que la quantité chez les autres variait entre 0,002 et 0,07 mg. La quantité de nicotine par cigarette est par contre identique, entre 0,6 et 0,8 mg, que la cigarette soit qualifiée “mentholée” ou non.
En 2011 aux USA, les cigarettes mentholées contribuaient pour 32% du marché. En France, aujourd’hui, leur part est de l’ordre de 8%.
De nombreux travaux épidémiologiques ont été menés pour tenter d’évaluer l’éventuelle majoration du risque de dépendance due au menthol chez les jeunes. Dans l’étude menée en 2004 aux USA sur 1345 jeunes fumeurs dont 46% fumaient des mentholées, ces derniers avaient une probabilité de re-fumer moins d’une heure après la dernière cigarette multipliée par 2,6 par rapport aux fumeurs de cigarettes non-mentholées. De même, dans une autre enquête datant aussi de 2004 et menée sur une autre cohorte de 3202 adolescents fumeurs, les fumeurs de mentholées étaient plus jeunes que les autres et avaient un score de dépendance à la nicotine plus élevé. Enfin une enquête menée dans 83 établissements scolaires chez des jeunes de 17 ans suivis pendant 3 ans a montré que commencer par fumer des cigarettes mentholées multipliait par 1,8 la probabilité de devenir fumeur régulier et dépendant de la nicotine.
Les études épidémiologiques confirment les conclusions des recherches en neurosciences : le menthol couplé à la nicotine augmente le risque de devenir addict à la cigarette et renforce la dépendance au produit.
La décision d’interdiction des cigarettes mentholées repose donc sur des données scientifiques et épidémiologiques précises.
Nalpas
MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm