L’anorexie est-elle une forme d’addiction ?

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L’anorexie est-elle une forme d’addiction ?

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Zoom sur l’anorexie, un trouble de l’alimentation caractérisé par un désir de maigreur qui pourrait bien ressembler à une addiction

Publié le: 
14/11/2019

La manière dont un individu régit son alimentation est appelée comportement alimentaire. C'est une fonction vitale apportant les nutriments et l'énergie indispensables à une bonne santé via l'équilibre entre l’apport des constituants nécessaires à l'organisme (glucides, lipides, protéines, vitamines, oligo-éléments…) et leur dépense. Ce comportement est régulé principalement par le système nerveux central. Cependant, des facteurs physiologiques, des traits psychologiques, l'environnement familial et des aspects socioculturels peuvent modifier ce comportement et le rendre pathologique. 

Selon le manuel de diagnostic et de statistiques sur la maladie mentale, version 5 (DSM-5), les troubles de l'alimentation sont des maladies psychiatriques complexes et multifactorielles qui induisent une perturbation pathologique importante et durable. Les femmes sont plus concernées que les hommes, elles représentent 90% des anorexiques. Le DSM-5 décrit les critères cliniques permettant de diagnostiquer les principaux troubles de l’alimentation, notamment l’anorexie mentale, la boulimie nerveuse, le trouble de la frénésie alimentaire (consommations intenses rapides avec perte de contrôle appelées “binge eating” en anglais). L’anorexie mentale se caractérise selon 3 critères : 

  • une limitation de l'apport énergétique par rapport aux besoins entraînant une perte de poids significative en regard de l'âge, du sexe, de la trajectoire du développement et de la santé physique ;
  • une peur intense de prendre du poids ou de grossir alors que le poids est inférieur à la normale ; 
  • une altération de la perception du poids ou de la forme de son propre corps (dysmorphophobie ou trouble dysmorphique corporel). 

Deux sous-types d’anorexie mentale ont été définis : le sous-type restrictif dans lequel les patients limitent leur consommation de nourriture, pratiquent le jeûne, la diète ou des exercices physiques excessifs, et le sous-type avec des crises de boulimie et de purges, dans lesquels les patients alternent périodes de boulimie et vomissements provoqués, périodes d’abus de laxatifs ou de diurétiques. L'obésité et le surpoids ne sont pas classés dans la psychiatrie mais dans la catégorie des maladies endocriniennes.

L’anorexie mentale se déclenche le plus souvent entre 14 et 17 ans, avec un pic de fréquence maximale à 16 ans. 

Une étude menée en 2008 chez des jeunes âgés de 18 ans indiquait que 0,5% des filles et 0,03% des garçons avaient présenté un épisode d’anorexie entre 12 et 17 ans. Le taux de mortalité dans l’anorexie mentale est de 1% par an, qui est dû pour la moitié à des conditions physiques de dénutrition et pour la moitié à cause du suicide. 

Le risque de suicide est en effet multiplié par 23, témoignant que l'anorexie mentale a le taux de mortalité le plus élevé de tous les troubles psychiatriques. 

L’anorexie s’accompagne dans 40% des cas d’autres troubles psychiatriques, comme l’anxiété, la phobie, les troubles obsessionnels compulsifs, l’addiction (alcool ou autres substances). Il n’existe à ce jour aucun traitement pharmacologique efficace pour guérir l’anorexie. Cependant, les hospitalisations pour initier une renutrition et un soutien psychologique conduisent à la rémission pour un tiers des patients.

Un peu de neurobiologie

Le comportement alimentaire est régulé par le système nerveux central grâce à de nombreux neuromédiateurs cérébraux et des neuropeptides (ghréline, leptine, insuline…) sécrétés par des organes périphériques, dont le foie, l’intestin ou le pancréas. Cela conduit à la régulation de l'équilibre énergétique entre faim et satiété en activant ou en arrêtant l'apport alimentaire. La prise alimentaire est modulée par les signaux afférents (de la périphérie au cerveau) et les signaux efférents (du cerveau à la périphérie) agissant de concert. 
Dans le cerveau, l'hypothalamus est le centre de la faim et de la satiété. Les signaux centraux du contrôle de la prise alimentaire provenant de l'hypothalamus et les signaux périphériques provenant du foie et du tractus gastro-intestinal sont intégrés au niveau cérébral par le noyau du tractus solitaire situé dans le bulbe rachidien. La motivation pour la prise de nourriture est également régulée par la dopamine et la sérotonine.

Part génétique

L’anorexie a une composante génétique élevée, on estime qu’elle est responsable à 80% de la survenue de la maladie, les facteurs environnementaux n’intervenant que pour 20%. 

Les analyses ont permis de montrer que de très nombreuses variations dans la séquence de certains gènes sont associées à l’anorexie sans qu’une seule n’explique totalement sa survenue. Parmi les gènes identifiés, certains codent pour les systèmes neuroendocriniens de régulation de l’appétit, de la satiété et de la balance énergétique. Un autre gène, celui du BDNF (brain derived neurotrophic factor), facteur de croissance des cellules nerveuses a un rôle déterminant dans la modulation de la plasticité synaptique, entre autres celle du système de récompense. 

D’autres travaux ont suggéré que les hormones sexuelles féminines pourraient également être impliqués via une variation génétique des récepteurs aux oestrogènes. D’autres voies neurobiologiques seraient également concernées, telles que le système de neurotransmission de la sérotonine. Cette voie neurobiologique de la sérotonine est aussi impliquée dans les troubles anxieux et les obsessions, l’impulsivité avec perte de contrôle, qui peuvent également générer indirectement des prédispositions aux pathologies des conduites alimentaires, en interaction avec des facteurs environnementaux déclencheurs ou de stress. 

Un travail très récent, publié en 2019, a consisté à analyser le génome de 16995 patients anorexiques, très majoritairement de sexe féminin, et de 55525 sujets témoins. Les résultats ont identifié chez les anorexiques 8 variants dans des gènes associés à des maladies psychiatriques, comme les troubles obsessionnels compulsifs, ou à des maladies métaboliques, indépendamment des variations portant sur les gènes impliqués dans la régulation du poids corporel. En combinant les variations génétiques observées, les auteurs ont proposé un score « polygénique » qui serait spécifique de l’anorexie avec troubles obsessionnels compulsifs et anomalies métaboliques.

Une forme d’addiction ?

Un débat existe au sein de la communauté scientifique pour savoir si on peut considérer l’anorexie comme une forme d’addiction, du fait de la recherche compulsive de jeûne. De nouvelles études renforcent la vraisemblance de cette hypothèse, grâce en particulier aux résultats obtenus à l’aide de l’imagerie cérébrale fonctionnelle. Par cette technique, il a été observé un schéma de récompense spécifique distinguant les patientes anorexiques par rapport aux participants en bonne santé lors du traitement spontané des stimuli visuels induisant la maigreur chez l'adulte et chez l'adolescente. Au cours de la tâche, les patientes anorexiques ont, contrairement aux témoins, signalé les sentiments les plus positifs lors de la présentation de stimuli d'insuffisance pondérale et ont présenté une activation plus élevée dans le striatum ventral. Le striatum ventral, structure qui inclut le noyau accumbens, est une région du cerveau connue pour son implication majeure dans le circuit de la récompense. Le plaisir d’avoir une silhouette maigre était donc dominant.

Afin de ne pas être influencé par le discours et l’analyse qu’ont les patients de leurs difficultés alimentaires, des chercheurs ont utilisé un test de « conductance cutanée » qui mesure le taux de sudation de la peau du sujet exposé à diverses images. L’émotion provoquée par certaines images entraîne en effet une augmentation de la transpiration, rapide et automatique. Ils ont montré des images de personnes de poids normal ou en surpoids à 70 patientes anorexiques. Chez ces dernières, la vision de ces images provoquait à peu près la même réaction que les sujets sains. À l’inverse, face à des images corporelles de maigreur, les patientes présentaient des émotions évaluées comme positives tandis que les sujets sains n’avaient pas de réaction particulière.

L’activité du système de récompense chez les patients anorexiques a été évalué par des études de neuroimagerie et par des études cliniques de prise de décision et d’impulsivité en fonction du gain espéré. L’épreuve offre au choix une récompense importante obtenue immédiatement mais avec une forte probabilité de ne pas gagner ou une récompense plus faible et différée avec une probabilité forte de gagner. En neuroimagerie, une stimulation par une solution sucrée provoquait chez les anorexiques une activation plus élevée des circuits du système de récompense que chez les personnes témoins. Pourtant dans les épreuves de choix, les anorexiques écartaient majoritairement la récompense importante immédiate au profit d’une récompense lointaine. Ces résultats paradoxaux suggèrent que les anorexiques ont un système de récompense actif, qu’elles apprécient les stimuli goûteux plaisants mais qu’elles réfrènent leur motivation à les consommer, témoignant ainsi d’un self-contrôle particulièrement développé. 

L’ensemble de ces études suggère que l’anorexie ne répond pas à une peur de devenir gros mais à un désir de maigreur, tout comme l’addiction à un produit répond à un désir de celui-ci. Cependant les données disponibles ne permettent pas de classer l’anorexie parmi les addictions.

Auteur(s): 
Nicolas

Ramoz

Chercheur Inserm Centre de psychiatrie et neurosciences

Inserm U U894 CENTRE DE PSYCHIATRIE ET NEUROSCIENCES

Philip

Gorwood

Professeur des universités et praticien hospitalier

Philip Gorwood est Professeur des Universités et Praticien Hospitalier. Professeur de Psychiatrie à l'hôpital Sainte-Anne et Chef du département de la CMME, Professeur à l'Université de Paris, il est responsable de l'équipe Vulnérabilité aux troubles psychiatriques et addictifs, Unité INSERM 1266, à l'Institut de Psychiatrie et Neurosciences de Paris.

 
L'anorexie mentale a le taux de mortalité par suicide le plus élevé de tous les troubles psychiatriques
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