Le double jeu de la nicotine avec l'anxiété

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Le double jeu de la nicotine avec l'anxiété

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Les chercheurs en neurosciences expliquent pourquoi la nicotine peut avoir des effets opposés, en soulageant le stress tout en favorisant la survenue de symptômes anxio-dépressifs.

Publié le: 
26/10/2021

La plupart des fumeurs réguliers de tabac décrivent une augmentation des sensations de stress et d’anxiété entre deux cigarettes. La reprise d’une autre cigarette va alléger ces symptômes désagréables dus au sevrage, ce qui conduit souvent à dire que fumer déstresse. 
Toutefois la relation entre l’humeur et la nicotine semble plus complexe que celle rapportée par les fumeurs. En effet, d'un côté la fréquence d’addiction à la nicotine est connue pour être plus élevée (45,3%) chez les personnes souffrant de troubles anxieux par rapport à 22,5% chez la population témoin. D'un autre côté, selon une étude longitudinale portant sur plus de 2000 sujets, fumer multiplie par 3 la probabilité de survenue de troubles anxio-dépressifs.

La question qui se posait aux chercheurs était alors de savoir si la nicotine pouvait avoir des effets opposés : alléger les symptômes anxio-dépressifs mais aussi, à l’inverse, participer à leur survenue. 

Les neurones à dopamine du système de récompense

Les modifications de l’humeur observées chez les fumeurs sont la conséquence directe des effets de la nicotine sur le système nerveux central. La nicotine agit en se liant spécifiquement sur les récepteurs à l’acétylcholine de type nAChR, présents dans tout le cerveau.

Voir Neurotransmetteurs et substances psychoactives 4 : Acétylcholine

Ces récepteurs, composés de 5 sous-unités, sont des éléments clef de la régulation des neurones du noyau accumbens et des neurones dopaminergiques de l’aire tegmentale ventrale (ATV), deux structures impliquées dans les émotions et le système de récompense.
La nicotine active le système de récompense et son action dans l’ATV est responsable de l’effet renforçant du tabac, phénomène qui conduit à répéter les prises. Par ailleurs, plusieurs travaux ont montré que les neurones dopaminergiques de l’ATV sont également impliqués dans les pathologies anxio-dépressives induites par le stress.

Les récepteurs nicotiniques sur les neurones à dopamine

La sensibilité des récepteurs nAChR pour la nicotine localisés sur les neurones varie selon leur composition en sous-unités. Ceux contenant une sous-unité β2 ont une affinité forte alors qu’elle est faible pour ceux avec une sous-unité α7. 
Les deux types de récepteurs sont présents dans l’ATV, à la fois sur les neurones à dopamine et sur les neurones gabaergiques. Ces récepteurs participent donc à la régulation de l’activité de ces deux populations de neurones. Les chercheurs se sont alors demandé si les effets opposés résultant de l’activation des neurones dopaminergiques de l’ATV, récompense versus stress, pouvaient être expliqués par l’action de la nicotine et de l’acétylcholine sur les récepteurs nAChR. Les expériences ont été menées sur des souris.

Rôle des récepteurs nicotiniques dans le stress

La première étape a consisté à étudier le rôle des récepteurs nAChR dans la survenue du stress. Pour ce faire les chercheurs ont constitué deux groupes de souris : un groupe témoin non stressé, et un groupe soumis à des agressions répétées par des souris dominantes. Cette méthode entraîne des signes d’anxiété chez les souris dominées qui évitent tout contact social, phénomène appelé aversion sociale, lorsqu’elles sont mises en présence d’une souris inconnue, alors qu’à l’inverse les souris non stressées manifestent une curiosité forte, et recherchent les contacts sociaux. En parallèle des études de comportement, l’activité des neurones à dopamine était analysée par électrophysiologie.
Après une dizaine de jours d’exposition au stress, les souris « stressées » présentaient une forte aversion sociale et les neurones dopaminergiques de l’ATV avaient une forte activité spontanée. Le stress avait de plus induit un changement modéré de l'expression des récepteurs nAChR et une diminution de la réponse à la nicotine dans l'ATV. Enfin, le blocage des récepteurs nicotiniques de l’ATV empêchait l'apparition des effets du stress.
Par ailleurs, les souris du groupe témoin ne montraient pas d’évitement social sauf si elles avaient préalablement consommé de la nicotine.

Ces résultats montrent donc que les récepteurs nicotiniques sont impliqués dans la survenue du stress et que la nicotine en exacerbe les effets.

De plus, ils suggèrent une interaction entre dopamine, stress et système nicotinique.

Des travaux récents ont montré que les neurones à dopamine de l’ATV se projetant vers l’amygdale, le Nac et le putamen, structures impliquées dans le système de récompense et les émotions, appartiennent à des circuits anatomiques différents, n’ont pas les mêmes propriétés moléculaires et ont des réponses variées aux stimuli externes.
Les chercheurs ont alors analysé les réponses de ces différents circuits dopaminergiques à l’administration de nicotine. Les souris étaient anesthésiées, la nicotine administrée par voie intraveineuse et l’activité électrique des neurones enregistrée. Une première série d’expériences a montré que la nicotine active ou inhibe deux populations distinctes de neurones à dopamine. L’analyse fine du type de neurones a montré que ceux activés par la nicotine appartenaient au circuit se projetant vers le noyau accumbens, structure clef de l’envie et du désir, alors que ceux inhibés se projetaient vers l’amygdale, structure majeure dans la gestion des émotions.
L’action de la nicotine sur l’ATV était déjà connue pour être responsable de l’effet renforçant de la drogue, mais les auteurs ont montré ici que cette action induit également de l’anxiété.

Sensibilité liée à la sous-unité β2 du récepteur nicotinique

De nombreux travaux ayant permis d’identifier la sous-unité β2 du récepteur nAChR comme un élément primordial de la survenue de la dépendance au tabac, les chercheurs se sont demandé si cette sous-unité était impliquée dans la survenue de symptômes anxio-dépressifs. 
Les auteurs ont d’abord mis en évidence un effet anxiogène de la nicotine. Pour cela, les souris étaient alors soumises à l’épreuve du labyrinthe circulaire. C’est un corridor circulaire qui possède deux portions fermées et deux ouvertes (sans murs) considérées comme anxiogènes. L'anxiété est alors mesurée par le temps que passe l'animal à explorer les bras «ouverts». Plus un animal est anxieux, moins il passera de temps dans les bras ouverts. L’administration de nicotine induit une baisse du temps passé dans les bras ouverts et donc une augmentation de l’anxiété chez les animaux. Si le gène codant la sous-unités β2 est supprimé chez des souris, leurs neurones dopaminergiques ne répondent plus à la nicotine (ni activation ni inhibition) et elles ne montrent pas d’anxiété suite à une injection de nicotine. En revanche, l’augmentation d’anxiété ainsi que les réponses à la nicotine des neurones dopaminergiques réapparaissent si les récepteurs sont localement ré-exprimés au niveau de l’ATV de ces souris. Cette expérience démontre que les récepteurs contenant la sous-unité β2 sont les médiateurs des réponses des neurones à dopamine et du comportement anxieux induit par la nicotine. 

Finalement, dans une dernière série d’expériences, les chercheurs ont utilisé l’optogénétique pour activer ou inhiber les neurones à dopamine projetant, soit vers le noyau accumbens, soit vers l’amygdale. Cette technique consiste à faire fabriquer aux neurones des protéines sensibles à la lumière. Les neurones peuvent alors être activés ou inhibés grâce à la lumière (A lire aussi : Un nano-interrupteur sur le récepteur de la nicotine). Les résultats obtenus montrent que l’activation des neurones projetant vers le noyau accumbens produit du renforcement, mais pas d’anxiété alors que, à l’opposé, l’inhibition des neurones projetant vers l’amygdale génère de l’anxiété, mais pas de renforcement.

Au total, ces travaux de recherche pointus montrent que la nicotine a, par elle-même et en dehors des effets du sevrage, des propriétés anxiogènes.

Comme les récepteurs nicotiniques sont composés de 5 sous-unités, codées par des gènes différents, et qu’ils s’assemblent selon des combinaisons variables, « l’équipement » de chacun en récepteur nAChR, et particulièrement la richesse en sous-unité β2 dans certains circuits neuronaux, pourrait expliquer la différence de réaction individuelle à la prise de nicotine.

Auteur(s): 
Philippe

Faure

PhD, DR1 CNRS

PhD, DR1 CNRS
Neuroscience Paris-Seine – IBPS
UPMC UM CR18 – CNRS UMR 8246 – INSERM U1130
Equipe Neurophysiologie et Comportement (NPC)

Bertrand

Nalpas

MD, PhD, Directeur de recherche émérite - Inserm

MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm

 
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