Première partie du dossier de neurosciences consacré à l'impact des substances psychoactives sur le fonctionnement de la mémoire : les différentes formes de mémoires
La mémoire est une fonction mentale qui passionne, fascine et interroge les hommes depuis toujours. Les Grecs l’avaient incarnée dans la déesse Mnémosyne qui était accompagnée par Léthé, déesse de l’oubli, car mémoire et oubli sont indissociables. Les philosophes, Aristote, Platon, Spinoza, Descartes, Bergson, pour n’en citer que quelques-uns, ont été les pionniers de l’étude de la mémoire. A partir des années 1960 le relais a été pris par les neurobiologistes et les neuropsychologues qui ont appuyé leurs travaux à la fois sur l’analyse clinique fine de patients atteints de diverses pathologies cérébrales ou traumatismes crâniens ainsi que sur des méthodes d’imagerie cérébrale fonctionnelle qui permet d'observer l'activité de certaines régions du cerveau en temps réel. Il en a découlé des modèles théoriques de fonctionnement de la mémoire dont le mécanisme intime n’est toutefois pas encore complètement décrypté.
La mémoire n’est pas une entité unique. Elle est segmentée en plusieurs systèmes autonomes fortement connectés, dont chacun a une spécificité. On parle donc « des mémoires ».
Le fonctionnement des mémoires met en jeu de nombreuses structures cérébrales parmi lesquelles le cortex frontal, le lobe temporal, le cortex pariétal (au-dessus du lobe temporal et occipital), le cervelet et l’hippocampe, clef de voûte de l’ensemble des systèmes.
L’arborisation des systèmes de mémoire comprend au départ deux branches : la mémoire dite de travail, anciennement dénommée mémoire à court-terme, et la mémoire à long terme, elle-même subdivisée en quatre branches : mémoire épisodique, sémantique, procédurale et perceptive.
La mémoire de travail est un système responsable du traitement et du maintien temporaire des informations nécessaires à la réalisation d’activités aussi diverses que la compréhension, l’apprentissage et le raisonnement.
Le système est composé de trois sous-systèmes de stockage coordonnés par une composante attentionnelle de haut niveau, l’administrateur central.
L’administrateur central supervise et coordonne l’information provenant des sous-systèmes. Il est spécifiquement impliqué dans la gestion des situations nouvelles. Pour ce faire, il dispose de fonctions, appelées exécutives, comme l'attention et l'inhibition. Elles permettent d’initier, de stopper, de planifier une action, d’anticiper et de modifier un comportement pour l’adapter en temps réel aux conditions extérieures.
Les informations ne sont pas réellement stockées en mémoire de travail. Elles perdurent naturellement pendant environ 30 secondes mais peuvent être maintenues actives par l’utilisation de processus de rafraîchissement tant qu’elles sont pertinentes.
Au final les informations présentes dans la mémoire de travail peuvent être rapidement effacées, après leur utilisation, ou bien encodées en vue d’un passage en mémoire à long terme.
Le devenir de l’information, effacement ou passage en mémoire à long terme, dépend de nombreux facteurs dont notamment la capacité d’enregistrement, l’équivalent de la mémoire vive (la RAM) de l’ordinateur, de l’attention portée à l’information, de sa portée émotionnelle ou encore de sa pertinence.
La capacité d’enregistrement de la mémoire de travail est limitée. Par exemple, des travaux ont montré que le nombre de chiffres, de lettres, ou de mots qu’une personne peut restituer immédiatement dans l’ordre proposé à partir d’une liste présentée par l’intervenant est égal à 7, plus ou moins deux. C’est ce qu’on appelle l’empan. L’épreuve du “Burger de la mort” proposée par Alain Chabat dans le jeu tv “Burger Quiz” se rapproche de cet exercice.
L’attention est l’importance que le sujet attribue à l’information. Plus l’attention sera vive, plus l’importance sera considérée comme haute, plus l’information sera maintenue active et plus la probabilité de transfert vers la mémoire à long terme sera élevée. Par exemple, lors d’un coup de téléphone donné pour obtenir un renseignement primordial, tout sera mis en œuvre pour que l’information reçue soit correctement encodée et devienne ainsi pérenne. A l’inverse, si lors d’une séance de bricolage, on pose son tournevis sans même regarder où, on aura de grandes difficultés à la retrouver deux minutes après car le rafraîchissement de l’information « position du tournevis » aura été de piètre qualité du fait d’un manque d’attention.
Les études de modification du débit sanguin cérébral associée à la mémoire de travail démontrent l’implication prépondérante du cortex préfrontal.
La mémoire à long terme est composée de plusieurs systèmes largement connectés entre eux :
La mémoire épisodique est un système mnésique chargé de l’encodage, du stockage à long terme, et de la récupération des événements personnellement vécus : quel événement, quand, avec qui et où. Elle permet de créer une expérience subjective qui permet de « revivre » ce moment, situation à laquelle seule s’applique la notion de souvenir. La récupération du souvenir en mémoire épisodique implique un voyage mental dans le temps, au travers de son propre passé associé à la conscience autonoétique (= conscience de soi). L’individu prend conscience de sa propre identité et de son existence dans le temps. La mémoire épisodique permet donc les souvenirs qui concernent des événements passés, la mémoire est alors rétrospective, ou des événements à planifier dans le futur, la mémoire est alors dite prospective.
Ce système de mémoire est hiérarchiquement le plus élevé et le plus sophistiqué. Il est étroitement lié à ceux de la mémoire sémantique et de la mémoire perceptive.
Ce système de mémoire est très sensible aux pathologies, traumatismes et toxiques.
L’altération de la mémoire épisodique et de la conscience autonoétique, suite à des traumas crâniens par exemple, engendre une impression de vide, de non existence.
Les sujets présentant des troubles sévères de la mémoire épisodique sont dits amnésiques. Cette amnésie peut concerner une incapacité à former de nouveaux souvenirs épisodiques, on parle alors d’amnésie antérograde ou d’oubli à mesure. Il peut aussi s’agir de difficultés à récupérer des souvenirs épisodiques d’événements vécus dans le passé, on parle dans ce cas d’amnésie rétrograde. Un sujet amnésique peut présenter à la fois une amnésie antérograde et rétrograde, ou l’une de ces formes d’amnésie isolément.
Les études d'imagerie cérébrale fonctionnelle ont démontré l'implication du cortex frontal dans les activités mnésiques. Ainsi, il est établi que le cortex frontal gauche joue un rôle préférentiel dans l'encodage en mémoire épisodique, tandis que le cortex frontal droit intervient surtout dans la récupération en mémoire épisodique. D’autres régions du cerveau sont également impliquées, et notamment le cortex pariétal.
L’encodage d’un épisode, cad d’un événement vécu, est complexe. En effet, comme il est constitué d’informations de diverses natures - verbale, spatiale, sensorielle, émotionnelle, celles-ci doivent être liées pour que l’ensemble, lors de la récupération de ce souvenir, soit cohérent. Ce processus de liaison, appelé « binding » est effectué majoritairement par l’hippocampe secondé par les régions pré-frontales gauche. A chaque fois que le sujet repense à cet épisode, les informations vont être consolidées grâce à des changements dans les connexions qui les relient, ce qui permettra à terme de stocker ce souvenir de manière permanente dans les structures néocorticales, cad la couche la plus externe des hémisphères cérébraux.
La force d’un souvenir peut être optimisée grâce aux émotions qui y sont associées ou encore des stratégies volontaires de mémorisation comme l'attention qu’on y porte.
Progressivement, les détails précis de ces souvenirs se perdent tandis que les traits communs à différents événements vécus favorisent leur amalgame et deviennent progressivement des connaissances tirées de leur contexte. Ainsi, la plupart des souvenirs épisodiques se transforment, à terme, sans disparaître, en connaissances générales qui relèvent alors de la mémoire sémantique.
La mémoire sémantique est la mémoire des mots, du langage, des concepts, des connaissances, quel que soit leur mode d’acquisition. On lui attribue aussi la notion de conscience noétique, cad conscience de l’existence du monde, des objets et des êtres.
La mémoire sémantique permet une conduite introspective sur le monde et comprend les connaissances générales de soi : mon lieu de naissance, ma profession etc…. On parle alors de sémantique personnelle.
Elle se construit et se réorganise tout au long de notre vie, avec les expériences permettant l’apprentissage et la mémorisation de concepts génériques (sens des mots, savoir sur les objets), et de concepts individuels (savoir sur les lieux, les personnes…).
La mémoire sémantique fait intervenir des régions très étendues, et particulièrement les lobes temporaux et pariétaux.
La mémoire sémantique et la mémoire épisodique peuvent être indépendamment lésées. Ainsi, chez les patients amnésiques, on peut observer une atteinte de la mémoire épisodique avec une préservation de la mémoire sémantique. A contrario, chez les patients présentant une démence sémantique, la mémoire sémantique sera précocement atteinte avec une préservation des capacités épisodiques.
La mémoire procédurale est la mémoire des automatismes. Elle permet de marcher, de nager, de conduire son auto ou sa moto, de jouer d’un instrument de musique ou aux échecs. Ces automatismes ont été acquis par l’apprentissage. Une fois automatisés, ces procédures se mettent en œuvre de façon implicite, inconsciente, sans qu’on puisse expliquer comment on procède. On ne peut par exemple pas expliquer pourquoi on ne tombe pas lorsqu’on monte sur son vélo.
La constitution de la mémoire procédurale est progressive et nécessite un apprentissage basé sur la répétition des procédures ou actions à acquérir.
Apprendre à nager ou à jouer d’un instrument de musique ne se fait pas en un jour. Plus la tâche est complexe, plus l’apprentissage, ainsi que la consolidation de l’information seront lents. Au fil du temps, les procédures d’apprentissage (comment a-t-on appris, où, quand, avec qui) s’effacent, ne laissant subsister que les habiletés acquises qui sont alors profondément ancrées.
La mémoire procédurale dépend principalement du cervelet, du noyau caudé et du putamen.
La mémoire perceptive est liée aux cinq sens, la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher. Elle est active en permanence, de façon le plus souvent inconsciente. On entend des bruits, on voit des choses, on respire des odeurs sans y prêter réellement attention. Toutefois ces informations sont enregistrées. Par exemple, lorsque l'oreille entend quelque chose, la mémoire sensorielle enregistre automatiquement l'information en moins d'une seconde. Si l'individu est attentif à ce qu'il a entendu, il peut faire fonctionner sa mémoire de travail pour conserver quelques secondes cette information en mémoire.
La mémoire perceptive est interconnectée aux autres mémoires : la mémoire de travail, la mémoire sémantique, la mémoire épisodique et la mémoire procédurale.
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Beaunieux
Hélène Beaunieux est professeur de neuropsychologie à l'Université de Caen Normandie, rattachée au laboratoire de Psychologie Caen Normandie.
Pitel
Anne-Lise Pitel est maître de conférences à l'université de Caen-Normandie, rattachée au laboratoire Inserm U1237.
Nalpas
MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm