Troisième et dernière partie du dossier de neurosciences consacré à l'impact des substances psychoactives sur le fonctionnement de la mémoire : Actions des substances psychoactives sur la mémoire
Les effets de l’alcool sur les mémoires sont multiples. Ils varient en fonction de trois paramètres : quantité, régularité (=chronicité) et rapidité de l’ingestion auxquels s’ajoute l’âge, les adultes étant plus « résistants » que les adolescents car leur cerveau n’est plus en phase de maturation. L’alcool affecte le fonctionnement de la mémoire aussi bien dans le cadre de ses effets aigus, durant la présence d’alcool dans le sang, que de manière plus chronique même lorsque le sujet n’est pas sous l’effet des consommations.
L’alcool interfère avec :
L’atteinte porte principalement sur les systèmes de stockage, l’attention et les fonctions exécutives. Les troubles sont en général modérés chez les consommateurs réguliers encore bien intégrés professionnellement et socialement et manifestes chez les consommateurs excessifs chroniques. Toutefois, des travaux récents ont également montré l’existence de ces troubles chez les binge-drinkers.
Les systèmes de stockage en mémoire de travail impactés par l’alcool sont principalement l’empan verbal et la fonction visuo-spatiale.
La fonction visuo-spatiale analyse la forme des objets, leur taille, leur emplacement et leur orientation dans l’espace. Elle préside la réalisation de tâches complexes, en permettant au cerveau d'imaginer un enchaînement d'actions et de vérifier que rien n'a été oublié. Cette fonction est nécessaire pour agir efficacement dans notre environnement quotidien.
Ces atteintes sont en lien avec l’altération du cortex frontal.
Au laboratoire on utilise le labyrinthe de Morris, dispositif aquatique circulaire comportant une plateforme immergée invisible. Le principe de son utilité réside dans la motivation de l'animal à échapper à l'aversion causée par l'eau, celui-ci devant trouver et grimper le plus rapidement possible sur la plateforme. Chez le rat adolescent, l’administration d’éthanol (1g/kg) 30 mn avant l’épreuve de Morris entraîne une augmentation du temps à trouver la plateforme.
L’attention est la capacité de diriger ses actions. Elle permet de se concentrer, d’intégrer, d’analyser et de comprendre. Les troubles de l’attention peuvent s’exprimer par une difficulté à fixer son esprit sur une tâche en raison d’une trop grande sensibilité aux événements distracteurs ou, à l’inverse, par une rigidité extrême, sorte d’enfermement obsessionnel sur quelque chose. L’alcool diminue l’attention et cette perte de capacité d’analyse s’accompagne d’une augmentation de l’impulsivité, favorisant ainsi les réactions inadaptées. Des études menées chez les « bingers » ont montré que quelques semaines après le dernier binge, les jeunes « bingers », comparés à des jeunes ayant une consommation modérée, ont des difficultés d’attention et de concentration.
L’alcool inhibe l’activité des récepteurs NMDA, ce qui retentit sur la potentialisation à long terme, base de l’encodage des informations à long terme.
Chez les sujets consommateurs excessifs, toutes les composantes de la mémoire épisodique peuvent être altérées : les capacités d’encodage, de récupération, de mémoire contextuelle et de conscience autonoétique en lien avec une atteinte du cortex frontal et du circuit de Papez.
En cas de « trou noir » survenant souvent dans le cadre du binge drinking, une partie des événements vécus n’aura pas été enregistrée, ce qui empêche la reconstitution intégrale du souvenir. Même en l’absence de trou noir, la pratique régulière du binge drinking peut altérer la capacité des sujets à mémoriser de nouvelles informations verbales ou non verbales.
La consolidation des informations en mémoire épisodique a lieu pendant le sommeil. Or l’alcool altère l’architecture du sommeil en modifiant le temps de sommeil profond et celui de sommeil paradoxal, induisant ainsi potentiellement une altération de la consolidation des informations en mémoire.
Ce système mnésique semble assez peu affecté chez les sujets alcoolo-dépendants ou binge drinkers. Toutefois, les études ayant mené à ce type d’investigation restent rares.
Comme précédemment mentionné, l’acquisition ou l’automatisation de nouvelles procédures requiert un complexe processus d’apprentissage qui fait intervenir la mémoire épisodique et la mémoire de travail. Ainsi, les consommations d’alcool vont indirectement entraver ce processus d’apprentissage qui peut s’avérer plus long et difficile.
Plusieurs types d’atteintes moléculaires ou cellulaires des neurones de l’hippocampe ont été identifiées grâce à des travaux en laboratoire sur le modèle animal. La part de chacune dans les altérations de fonctionnement des mémoires n’est pas déterminée. L’alcool peut entraîner la mort neuronale et diminuer la neurogenèse. De plus, les neurones nouvellement formés sont mal positionnés et ne peuvent donc pas intégrer correctement les circuits de l’hippocampe. Enfin le binge drinking entraîne une réduction des épines dendritiques des neurones de l’hippocampe, ce qui corrèle avec leur moindre excitabilité. Ces altérations persistent à l’âge adulte. Par ailleurs, comme l’alcool inhibe les récepteurs NMDA, la potentialisation à long terme est perturbée, ce qui réduit les performances de l'encodage. Des études d’électrophysiologie montrent que les troubles de l’attention pourraient provenir d’un déséquilibre dans la stimulation des récepteurs à la dopamine, au profit de récepteurs de type D1 par rapport aux D2.
La nicotine est une molécule du tabac qui se lie à des récepteurs de l’acétylcholine, dénommés récepteurs nicotiniques de l'acétylcholine (nAchR). Ce récepteur est composé de 5 sous-unités dont les deux principales sont nommées α et β existent chacune sous plusieurs formes. Les sous-unités les plus fréquentes dans l’hippocampe sont les α4β2, α3β4 et les α7. Dans le système nerveux central l’activation de ces récepteurs par son neurotransmetteur habituel, l’acétylcholine, intervient dans de nombreux processus comme le contrôle des mouvements, le cycle sommeil/éveil, l’anxiété, la douleur, l’attention et la mémoire. L’hippocampe est riche en récepteur nAChR et les neurones cholinergiques indispensables à son bon fonctionnement.
La nicotine agit sur :
La nicotine en améliore certains aspects. L’administration aiguë de nicotine augmente la reconnaissance spatiale des objets et leur localisation (épreuve de Morris water maze). Cette amélioration persisterait même après utilisation chronique mais cela dépend de l’âge. En effet, chez le rat l’administration chronique de nicotine (5 mg/kg) améliore la mémoire chez les rats jeunes adultes mais pas chez les rats âgés. A l'inverse, la nicotine diminue la découverte de nouveaux objets.
Cet effet est mesuré chez le rat par une tâche d’évitement. L’animal est placé dans une cage dont le sol est divisé en 2 parties : l’une, environ 1/3 de la surface du sol est surélevée et lisse, l’autre est constituée de rails d’acier de 10 mm séparés par un espace de 1 cm. Le rat est placé sur la plateforme et on mesure le temps qu’il met à descendre sur les rails et y poser sur 4 pattes. Lors de sessions d’entraînement, le rat une fois au sol reçoit un courant de faible intensité dans les pattes. Le rat mémorise le côté désagréable de la marche sur les rails. L’expérience consiste à mesurer le temps que le rat met à descendre après avoir reçu une dose de nicotine directement dans l’hippocampe via une canule, aucun courant n’étant alors envoyé dans le sol, et à le comparer à celui relevé pendant l’entraînement. 90 mn après injection de nicotine, délai permettant d’analyser la mémoire de travail, les rats multipliaient par 4,5 le temps à descendre de la plateforme, démontrant ainsi la solidité de l’information acquise pendant l’entraînement. 24 heures après, délai permettant d’analyser la mémoire à long terme, le temps pour descendre était encore multiplié par 3 chez les rats ayant reçu la plus forte dose de nicotine. Le souvenir avait donc été fortement consolidé et était facilement récupérable.
Cet effet facilitant de la nicotine sur la mémoire épisodique également décrit chez l’homme a des implications dans l’initiation à la consommation et dans le maintien de la dépendance au tabac.
Il est admis que dans le cerveau, face à un choix, une décision à prendre, deux types de procédés sont possibles : le choix dirigé et contrôlé ou le choix automatique. Le dernier s’appuie sur les expériences, les habitudes, antérieures dont on se remémore l’issue, ce qui conduit à adopter, sans trop réfléchir, celle qui présentera le meilleur bénéfice. Le choix dirigé, quant à lui, s’appuie sur la réflexion et prend soin d’examiner les issues possibles quitte à en choisir de nouvelles. Il requiert donc une grande flexibilité. La nicotine interfère dans la prise de décision en augmentant l’impulsivité. De fait fumer est associé à une diminution de performances des tests de décision requérant du contrôle et de la flexibilité. De plus les fumeurs, dans une tâche de choix multiple, vont préférer la solution qui potentiellement apportera le plus de bénéfice plutôt que d’explorer les autres. De même, en comparaison aux non-fumeurs ou ex-fumeurs, ils choisiront plus volontiers un gain immédiat et faible plutôt que de patienter pour obtenir un gain plus important.
Les principaux sièges de la prise de décision sont le cortex préfrontal, l’hippocampe et l’amygdale, structures où les récepteurs nAChR sont largement exprimés. L’implication de troubles de l’administrateur central, siège de l’organisation et de la planification des actions peut être évoquée mais n’est pas démontrée.
La clef principale des effets de la nicotine sur la mémoire est sa liaison sur les récepteurs nAChR et leur activation. En effet les expériences menées chez l’animal ont montré que l’administration chronique de nicotine, pendant 10 jours, augmente la densité des nAChR dans l’hippocampe et améliore la capacité d’apprentissage. A l'inverse, l'absence de nAChR dans certains interneurones GABA (nommés OLM pour oriens lacunosum moleculare) de l’hippocampe empêche le développement de la potentialisation à long terme dans la couche C1 et diminue les capacités mnésiques.
En résumé, la nicotine peut initialement améliorer les fonctions cognitives mais l’utilisation chronique entraîne une tolérance. Les déficits cognitifs surviennent au sevrage de nicotine.
Le cannabis est une plante dont on distingue les variétés à fibres ou " textiles " et les variétés productrices de « résine » qui constituent le "chanvre indien". Les premières sont très pauvres (<0,3%) en tétrahydrocannabinol (THC), substance psychoactive, alors que les autres peuvent en contenir jusqu’à 40%. Le THC se lie dans le cerveau aux récepteurs endocannabinoïdes de type CB1 dont le rôle physiologique est de réguler la transmission entre les neurones en réduisant la libération de neurotransmetteurs. Le THC va amplifier cette réduction, il est donc un inhibiteur.
Les effets du THC sur les différentes mémoires ont fait l’objet de nombreux travaux chez les sujets consommateurs. La synthèse des différentes études n’est pas aisée, les résultats étant parfois contradictoires, probablement en raison de l’hétérogénéité des modalités de consommation (quantité, fréquence, âge début, durée, prise d’autres substances….) des sujets étudiés. Les travaux sur les animaux de laboratoire ont permis de préciser certains effets et d’approcher les mécanismes en cause.
Le THC agit sur :
Les difficultés de mémoire de travail chez les consommateurs chroniques de cannabis sont régulièrement rapportées dans la littérature scientifique. Il a ainsi été montré chez les jeunes adultes une réduction des capacités d’empan verbal mais une relative préservation des capacités visuo-spatiales.
Les travaux conduits chez les adolescents montrent par contre une diminution tant de l’empan verbal que visuo-spatial. Cette atteinte spécifique a été rapportée dans une étude portant sur 70 adolescents fumant au moins 1 joint par semaine. Ces résultats sont similaires à ceux obtenus chez le rat toutefois sur ce modèle animal l’altération de la fonction visuo-spatiale est constatée en cas d’intoxication aiguë. Cette expérience utilise un labyrinthe radial à 8 bras dont certains contiennent de la nourriture à leur extrémité. Dans une première session, l’animal doit apprendre dans quels bras la nourriture est disposée. Dans la session test, effectuée après un certain délai, le nombre de re-entrées, comptabilisées comme des erreurs, de l’animal dans les bras sans nourriture était mesuré. Le THC administré en aigu augmentait le nombre d’erreurs, ce qui témoigne d’une atteinte de la mémoire de travail. La poursuite de l’intoxication, une fois par jour pendant 90 jours, entraînait une aggravation de l’atteinte.
Les effets du THC sur la mémoire de travail pourraient perdurer plusieurs jours ou semaines, toutefois le sevrage semble permettre un retour progressif à la normale de ces facultés cognitives.
De même que pour la fonction visuo-spatiale les chercheurs s’accordent pour conclure que l’attention est fortement perturbée par la prise aiguë de THC et que le degré d’altération semble être dose-dépendant.
L’inhibition est une compétence exécutive qui permet de s’empêcher de produire un plan d’action, d’arrêter sa production en cours et d’écarter les informations non pertinentes à l’exécution du plan d’action en cours. La capacité d’inhibition est le plus souvent étudiée par les tests Go / No go. Le test requiert l’émission d’une réponse motrice pour une stimulation cible, le stimulus Go, ou l’inhibition de cette réponse en présence d’une autre cible, le stimulus No go. Par exemple un test sur ordinateur consiste à classer 8 chiffres en « correct » ou « incorrect » après une phase d’apprentissage. Le chiffre apparaît à l’écran pendant un temps fixé par l’opérateur. Si le chiffre appartient au groupe « correct », le sujet doit cliquer sur la souris et s’abstenir dans le cas inverse. Le cycle de présentation des 8 chiffres, toujours en ordre aléatoire, est répété 80 fois. On mesure le nombre d’erreurs et le temps de réaction, cad le délai entre la présentation du chiffre et l’appui ou non sur la souris. L’ensemble des expériences réalisées après administration aiguë de THC montrent une augmentation du nombre d’erreurs et du temps de réaction.
La mémoire épisodique est fréquemment testée grâce à des tâches d’apprentissage verbal. Ces tests consistent le plus souvent en une suite de mots à retenir et à énumérer après un certain délai de rétention. L’ensemble des résultats des études chez l’humain font ici consensus : l’apprentissage verbal est significativement diminué chez les usagers de cannabis, que ce soit en prise aiguë ou chronique.
Ces difficultés en mémoire épisodique sont consécutives de troubles d’encodage, de stockage et de rappel des informations en mémoire. Ces altérations sont modulées par la durée, la fréquence et la quantité de cannabis consommée ainsi que l’âge de début de consommation.
Mécanismes
Les atteintes de la mémoire chez les usagers de cannabis sont directement dues au THC et à sa liaison aux récepteurs CB1. Ainsi les chercheurs font un lien entre les troubles de mémoire épisodique et la présence de nombreux récepteurs CB1 au niveau de l’hippocampe, structure clé du réseau cérébral impliqué dans le fonctionnement de cette mémoire.
Des travaux chez le rongeur utilisant l’administration systémique (= par voie sanguine) de produits activant les récepteurs CB1, comme le THC ou des analogues synthétiques, ont également mis en évidence un lien entre l’activation des récepteurs CB1 et une perturbation de la mémoire de travail. Ainsi, dans les expériences utilisant le labyrinthe radial, l’accroissement du nombre d’erreurs provoqué par le THC est annulé en cas d’administration conjointe de rimonabant, molécule bloquant l’accès aux récepteurs CB1.
De très nombreux travaux visant à évaluer les effets de la cocaïne sur certains aspects de la cognition et de la mémoire ont été réalisés. En tirer conclusion est complexe dans la mesure où : les sujets étudiés étaient très différents d’une étude à l’autre, usagers occasionnels, récents, dépendants, non dépendants, usage récent ou ancien, cocaïne sniffée ou fumée (crack) ; les doses utilisées en cas d’administration unique étaient variables ; les tests d’évaluation et les critères de jugement n’étaient pas les mêmes.
L’analyse de l’ensemble des travaux ayant respecté une méthodologie valide aboutit aux constats suivants.
La cocaïne a des effets sur :
Autant aucune conclusion fiable ne peut être tirée concernant l’effet d’une administration unique de cocaïne sur l’attention, les chercheurs s’accordent pour conclure que l’usage chronique de la cocaïne altère profondément l’attention.
En administration aiguë la cocaïne améliore le contrôle inhibiteur. A l’inverse en cas d’usage chronique le contrôle inhibiteur est dégradé, toutefois modérément.
La mémoire à long-terme
La cocaïne en administration aiguë ne semble pas avoir d’effet sur les capacités d’apprentissage de nouvelles informations verbales par contre une amélioration de l’apprentissage a été montré chez l’animal. Cependant, en cas d’usage chronique l’apprentissage verbal est significativement altéré.
De la même façon, la cocaïne en administration aiguë améliore la planification et l’anticipation, deux fonctions faisant partie de la mémoire prospective. Néanmoins, chez les usagers chroniques, c’est l’inverse, la mémoire prospective est altérée et des éléments suggèrent que la dégradation est fonction de la fréquence d’utilisation.
Les mécanismes par lesquels la cocaïne agit sur la mémoire ne sont pas encore précisément élucidés. Les travaux menés en laboratoire ont montré que la cocaïne modifie l’expression et la composition des récepteurs NMDA au glutamate, dont le rôle dans l’apprentissage et la mémorisation sont majeurs. Lors d’une administration aiguë, la stimulation du système glutamatergique entraînerait l’effet stimulant et l’amélioration de l’attention. En cas d’usage chronique, une accoutumance surviendrait en raison des modifications du système glutamatergique, aboutissant progressivement à une altération des fonctions cognitives.
Un autre mécanisme concernerait la neurogenèse ( = synthèse de nouveaux neurones) dans l’hippocampe. En effet, la réduction de la neurogenèse perturbe l’apprentissage, la mémorisation et les processus de stockage des informations. Or chez le rat l’administration chronique de cocaïne réduit la neurogenèse.
Beaunieux
Hélène Beaunieux est professeur de neuropsychologie à l'Université de Caen Normandie, rattachée au laboratoire de Psychologie Caen Normandie.
Pitel
Anne-Lise Pitel est maître de conférences à l'université de Caen-Normandie, rattachée au laboratoire Inserm U1237.
Nalpas
MD, PhD
Directeur de recherche émérite
Département Information Scientifique et Communication de l'Inserm